Partie 11 sur 10 des Arcanes de la sagesse du Machreq
L’appel du cœur
Il était une fois2, sous l’équateur, une île au large de l’Inde, à part entre toutes les îles : l’île où l’on pouvait venir au monde sans père ni mère – ainsi que se plaisent à le rappeler nos pieux ancêtres. Ils sont connus pour le sérieux avec lequel ils rapportent les paroles de sagesse de la tradition du Machreq, que Dieu soit satisfait d’eux ! Le genre de rappel dont nous parlons est apte à éveiller l’intériorité afin d’entreprendre l’aventure intérieure à laquelle invite ce récit. Certains prétendent que l’île en question serait l’île de Wâqwâq, même si rien n’a jamais été rapporté de tel par les grands voyageurs arabes, au cours de leurs périples autour du monde. Quoi qu’il en soit, nos sages ancêtres expliquent les pouvoirs extraordinaires de l’île par l’équilibre de son climat, le plus égal de tous ceux qui règnent à la surface du globe, et surtout, par la haute qualité de sa lumière, la plus adaptée à cette fin. Certains ajoutent que cette lumière serait la lumière du Vrai, anticipant sur la suite du récit.
Pour l’instant, remarquons qu’une telle chose semble aller à l’encontre de l’avis de la majorité des philosophes et des grands médecins, à l’époque où nos pieux ancêtres rapportaient cette histoire. En effet, pour les philosophes et les grands médecins de cette époque, le climat le plus tempéré des zones habitées se trouvait dans l’Andalous, berceau de la mystique soufie et des grands maîtres de la spiritualisation de soi, au cœur de ce qu’ils appelaient « le quatrième climat », sur les sept climats que recensait le système des sages grecs Ptolémée et Hipparque. Que cela ne choque personne d’apprendre que philosophes et médecins se mêlaient ainsi de questions climatiques, aujourd’hui réservées à d’autres spécialités ! À cette époque, le cloisonnement entre spécialités n’existait pas : il était donc normal que philosophes et médecins donnent leur avis sur le climat.
Malgré tout, croire, comme le faisaient ces philosophes et ces médecins, que l’endroit le plus tempéré pour vivre, sur Terre, serait l’Andalous, et non pas l’île subéquatoriale au climat exceptionnel, où la vie humaine se développe de façon naturelle sous la haute qualité de sa lumière, est contestable. En effet, pour justifier leur point de vue, encore leur faudrait-il démontrer qu’il n’existe pas de zone habitable en dessous de l’équateur, pour des raisons géographiques et sismologiques liées au relief de la croûte terrestre et à la stabilité des continents. Or, leurs objections se cantonnent à la chaleur, qu’ils jugent excessive, dans cette région du monde. Cela est faux : nous allons aisément prouver le contraire.
En effet, les sciences naturelles montrent que la production de chaleur ne peut se faire que par mouvement, contact entre corps chauds, ou rayonnement lumineux. Elles nous apprennent que le soleil en lui-même, n’est pas chaud et qu’il ne possède aucune des qualités des autres corps célestes. En outre, elles enseignent que les corps qui prennent le mieux la lumière ont le plus haut degré de polissage, et non de transparence. L’opacité joue aussi un rôle, puisque les corps opaques non polis prennent la lumière, alors que les corps transparents sans aucune opacité ne la prennent pas du tout. Ce dernier point est propre au grand savant arabe médiéval Avicenne, médecin et philosophe, qui l’a démontré par des arguments que personne n’a repris après lui. Si ces prémisses sont exactes, cette démonstration comporte nécessairement (comme toute démonstration) une conclusion, qui est que le soleil ne réchauffe pas la terre comme les corps s’échauffent entre eux, par contact, car le soleil, en lui-même, n’est pas chaud. La terre ne se réchauffe pas, non plus, par le mouvement, étant donné qu’elle ne dévie jamais de son orbite, ni au lever, ni au coucher du soleil – alors que des différences sont visibles entre le chaud et le froid, qui procurent des sensations opposées, à ces deux moments de la journée.
La chaleur ne se répand pas, non plus, sur la terre, par convection, parce que le soleil aurait d’abord réchauffé la haute atmosphère. Comment serait-ce possible, alors que nous constatons, à l’inverse, que l’air, quand il est chaud, l’est davantage au niveau du sol qu’en hauteur ? Il ne reste pas d’autre solution que le rayonnement de la lumière pour expliquer comment le soleil réchauffe la terre. La chaleur suit invariablement la lumière. C’est pourquoi, les objets sur lesquels les miroirs ardents focalisent la lumière prennent feu, selon l’invention du savant Archimède de Syracuse3. Comme nous l’apprennent les ouvrages grecs qui relatent ses travaux, et dont la traduction en langue arabe permet d’exhumer des abysses de l’oubli, ses apports scientifiques à l’histoire de l’humanité, Archimède assemblait des miroirs concaves, appelés miroirs ardents, pour repousser la flotte romaine ennemie, en envoyant sur elle des rayons de lumière si concentrés qu’ils enflammaient les voiles de ses navires.
De plus, il a été scientifiquement prouvé que le soleil est une sphère, que la terre est ronde et que le soleil est bien plus gros qu’elle. De ce fait, plus de la moitié de la surface de la terre est constamment éclairée par le soleil. Dans la portion terrestre éclairée, à chaque instant, la partie qui reçoit la plus forte lumière est le centre, car il est le plus éloigné de la portion restée dans l’ombre, et le plus directement exposé au soleil. En s’approchant des bords de la portion terrestre éclairée, l’exposition au soleil se réduit, jusqu’à atteindre l’obscurité, en périphérie. Pour savoir si un lieu se trouve au centre de la zone la plus éclairée par le soleil, ses habitants n’ont qu’à lever la tête : s’ils voient le soleil juste au-dessus d’eux, à son zénith, à ce moment-là, ils bénéficient de la chaleur la plus intense qui soit. En résumé, les lieux où le soleil s’éloigne du zénith sont très froids ; les lieux où le soleil s’attarde au zénith, sont très chauds.
Quant à l’équateur, l’astronomie a démontré que le soleil ne se trouve au zénith que deux fois par an, quand il entre dans la constellation du Bélier, à l’équinoxe de printemps, et quand il entre dans la constellation de la Balance, à l’équinoxe d’automne. Le reste de l’année, il décline six mois vers le sud, et six mois vers le nord. Sous l’équateur, il n’y a pratiquement pas de saison : les régions équatoriales jouissent d’un climat uniforme, tout au long de l’année, où l’écart de températures est le plus mesuré, et l’équilibre entre chaleur et humidité, le plus régulier. Pour autant, la véritable délimitation du monde équatorial ne coïncide pas exactement avec l’aire calculée par les mesures astronomiques.
Ces différentes théories nécessiteraient des développements plus longs que notre histoire ne l’exige. Nous ne les portons à l’attention de notre aimable lecteur que dans un seul but : corroborer l’idée selon laquelle, dans l’île subbéquatoriale dont nous parlons, la vie humaine peut se développer spontanément, sans qu’il soit besoin de passer par le biais d’un père, ni d’une mère, pour qu’un enfant naisse.
Même si rien n’a jamais été rapporté sur d’autres que lui, certains affirment que l’un des enfants nés par génération spontanée sur cette île, porte un prénom qui signifie, en arabe, Beau-Vivant ou : Celui qui est bel et bien en vie (Hayy). Quant à son patronyme, il peut se traduire par « fils de l’Éveillé » ou tout simplement « L’Éveillé » (ben Yaqzân) [comme il est d’usage, en français, de ne pas ajouter « fils de » devant le nom de famille – ndt]. Ainsi, d’après eux, Beau-Vivant L’Éveillé (Hayy ben Yaqzân) serait né par génération spontanée sur l’île subéquatoriale qui réunit les conditions de température et de lumière propices à l’éclosion de la vie humaine. De telles conditions supposent un climat décrit comme le plus équilibré qui soit, sans variation excessive de température. Quant à la lumière dans laquelle baigne l’île, les partisans de la théorie de la génération spontanée la disent « la plus haute », en ajoutant parfois qu’il s’agit de « la lumière du Vrai ». Dans leur esprit, le Vrai désigne la Vérité absolue qui n’est autre que l’Un, autrement dit : Dieu, entendu comme le Dieu des philosophes. Encore faut-il départager, chez les philosophes, si l’Un, ou Dieu, incarne l’ineffable Unité – ou l’indicible Unicité…
Quoi qu’il en soit, d’autres ne sont pas d’accord sur la version philosophique, ni sur les débats qu’elle suscite. Ils mettent fin aux discussions en produisant une autre version des origines de cet enfant : la version traditionnelle.
Voici donc le récit de la naissance de Beau-Vivant L’Éveillé, selon la tradition.
À côté de l’île dont nous parlons, s’en trouvait une autre, plus grande, plus riche et plus développée, habitée par un peuple sous le joug d’un tyran jaloux et orgueilleux. Ce dernier avait une sœur, à qui il interdisait de se marier, tant qu’il ne lui aurait pas trouvé le mari idéal. Et cela ne semblait pas près d’arriver, car aucun prétendant n’était assez bien, à ses yeux. Pour autant, la jeune femme avait déjà trouvé l’homme parfait : il s’agissait de l’Intellect, qui logeait dans le voisinage, jamais en repos, toujours Éveillé (Yaqsân). Ils s’unirent en secret, mais légalement, selon la loi en vigueur chez eux, conformément aux croyances de l’époque.
La jeune femme est tombée enceinte rapidement. Elle dissimulait sa grossesse du mieux qu’elle le pouvait. Elle accoucha d’un enfant magnifique. Craignant pour sa vie si son affaire était dévoilée et son secret révélé, elle n’eut le temps de lui prodiguer qu’une seule tétée. Ensuite, elle plaça l’enfant dans un coffret fermement scellé, en guise de couffin. Elle le porta jusqu’à la mer, à la tombée de la nuit, aidée par quelques fidèles serviteurs. Le cœur déchiré, débordant d’amour, elle posa le berceau avec l’enfant sur les flots, tout en lui faisant ses adieux, implorante : « Dieu tout-puissant ! s’écria-t-elle, en larmes, Toi qui as créé cet enfant, alors qu’auparavant, il n’était rien, ou du moins, rien de mentionnable, car il n’était encore rien que les mots du langage humain ne puissent dire4 ! Toi qui as ensuite assuré sa subsistance dans les ténèbres de la gestation, Toi qui t’es chargé de lui jusqu’à ce qu’il soit harmonieusement formé ! C’est à Toi que je le confie à présent, en le soumettant de façon pleine et entière à Toi et à Tes bienfaits ! J’en appelle à Ta grâce en espérant de tout mon cœur que Tu lui permettes d’échapper au tyran inique et terrifiant dont je redoute pour lui les maléfices ! Que Tu restes toujours à ses côtes sans jamais l’abandonner, ô Toi le plus Miséricordieux des Miséricordieux ! » À ces mots, elle poussa le coffret avec l’enfant sur les flots.
Un puissant courant marin l’a emporté jusqu’aux berges de l’île voisine où il est allé s’échouer, dans les profondeurs de la nuit. Il s’agissait de l’île dont nous parlons. À cet instant précis, la marée montait à son point le plus élevé, qu’elle n’atteignait qu’une fois l’an. Le coffret, en bénéficiant de cet élan exceptionnel, s’est trouvé projeté sur la rive, au sein d’un bosquet surélevé, confortable, épais et luxuriant, sur un tapis de mousse accueillant, à l’abri de la pluie et du vent, et à l’ombre. Tu aurais vu le soleil, quand il se lèvre, s’écarter du couffin sur sa droite, et quand il se couche, passer à sa gauche. Et tu aurais vu l’enfant, dans le couffin : tu l’aurais cru éveillé (yaqsân) alors qu’il dormait paisiblement : ceci est l’une des merveilles de Dieu qui permet aux sens et à toutes les facultés de rester en éveil pendant le sommeil. La différence entre le sommeil du corps et l’éveil de l’esprit est l’un des secrets que nous avons promis de révéler au sein de ces pages à notre lecteur averti, dans l’expérience intérieure intense que nous lui proposons, nécessaire pour rendre l’esprit plus vivant, éveillé à d’autres réalités5.
La marée s’est ensuite retirée, laissant le coffret sur place, bien au sec. Le sable amoncelé sous l’effet de la brise marine avait formé autour de lui une sorte de barrage qui le protégeait du retour des flots de l’océan. Bien que presque intact, le coffret avait quand même été secoué, ce qui avait endommagé les fixations, lorsque la marée l’avait projeté dans le bosquet. Il gisait à présent légèrement entrouvert sur le tapis de mousse, à l’abri de la végétation. Le nourrisson avait fini par se réveiller, sous l’effet de la faim. Il hurlait à présent, en gigotant dans tous les sens. Le bruit de ses pleurs est parvenu aux oreilles d’une gazelle, qui a cru reconnaître les cris de son faon, dont elle venait de perdre la trace. Certains affirment que son faon aurait été saisi par aigle, à son insu. Son cœur de mère a saisi la détresse de l’enfant qui criait. Se guidant au son de la voix, elle est arrivée jusqu’au couffin. Elle l’a heurté légèrement d’un petit coup de sabots, tandis que l’enfant continuait à hurler en s’agitant de toutes ses forces, à l’intérieur, tant et si bien que l’une des planches du dessus a fini par lâcher. Réussissant à passer sa tête par la fente, la bête, émue par l’enfant, l’a caressé affectueusement du bout de son museau, dans un élan de tendresse et de compassion.
Ensuite, la gazelle lui a donné son pis comme s’il s’agissait de son faon, et l’enfant a bu goulûment le lait délicieux jusqu’à satiété. Après cela, la gazelle n’a plus jamais quitté l’enfant. Fidèle nourrice, elle prenait soin de lui et l’allaitait à sa demande. Elle l’a suivi tout au long de sa croissance, en le protégeant des dangers.
Nous reprendrons le récit de son éducation et des états intérieurs (hal) par lesquels il passera avant de s’élever, seul, à la plus haute station de la spiritualisation de soi, le « combat dans l’âme » (jihad al-nafs)6. Ceci est l’un des secrets qui se révèleront des arcanes de la sagesse du Machreq, sur les stations de l’effort sur soi à franchir successivement pour s’éveiller à d’autres réalités. Mais avant cela, revenons sur la version de la génération spontanée.
Ceux qui prétendent que Beau-Vivant serait sorti de terre spontanément, s’appuient sur les propriétés que détiendrait, d’après eux, dans une certaine vallée de cette île, une argile en quantité déterminée. Par fermentation, au fil des ans et sous des conditions climatiques adéquates, cette argile serait arrivée à la combinaison parfaite de la parité des pouvoirs entre le chaud et le froid, l’humide et le sec. La vaste étendue de ce tas d’argile fermentée offre par endroits des zones encore plus équilibrées que d’autres – des zones aptes à produire des gamètes –, des zones situées en son centre et qui présentent la plus grande similarité avec le matériau humain. Le processus de fermentation, en brassant l’argile visqueuse, produit en elle une effervescence semblable à de l’ébullition, qui forme des bulles d’air, comme des grosses cloques.
Parmi toutes les bulles d’argile en travail, l’une d’elles finit par se détacher, de taille plus petite. Au milieu, une mince pellicule la sépare en deux. À l’intérieur, une substance gazeuse aérienne lui confère l’équilibre adapté à ce qu’elle doit recevoir : l’âme, sur laquelle nous n’avons que peu de science, car elle relève de l’Ordre divin. Le caractère absolument indéfectible du lien qui connecte l’âme à la vie – un lien intime, impossible à défaire, consciemment ou inconsciemment – manifeste clairement que l’âme émane pleinement et sans discontinuer de Dieu, à la façon dont la lumière du soleil inonde le monde en permanence.
Au sein des objets et des corps de ce monde, cette lumière est diversement répartie. Certains ne reçoivent pas du tout la lumière du soleil, comme l’air, transparent. D’autres la reçoivent partiellement, de façon plus ou moins colorée – et de leur différence d’aptitude à recevoir la lumière, ils tirent leurs couleurs différentes : il s’agit des objets et des corps opaques non polis. D’autres enfin, comme les miroirs ou les surfaces polies, comptent parmi ceux qui prennent le plus la lumière ; parmi eux, certains présentent des caractéristiques spécifiques qui leur permettent de la réfléchir au plus haut point, jusqu’à faire jaillir le feu, comme les miroirs concaves qui focalisent des rayons lumineux particulièrement concentrés et ardents : par exemple, les fameux miroirs ardents d’Archimède que nous avons évoqués plus haut, qui enflammaient au loin les voiles de la flotte romaine, pour la repousser.
Ainsi, en permanence, le soleil inonde de sa lumière le monde et tout ce qu’il contient. Il en va de même pour l’âme envers les corps qui la reçoivent – l’âme, en ce entendu l’Esprit, qui relève de l’Ordre du Très-Haut.
L’âme inonde pleinement et éternellement l’ensemble des étants, mais certains ne la reçoivent pas : il s’agit des organismes inanimés. Ils sont à l’exemple de l’air transparent qui ne reçoit pas du tout la lumière du soleil. D’autres, selon leurs diverses aptitudes à recevoir l’âme, en laissent apparaître différemment le rayonnement : ce sont les espèces végétales, qui correspondent aux corps opaques non polis dans le parallèle que nous avons établi avec la lumière du soleil. Enfin, certains corps, à l’image des surfaces réfléchissantes envers la lumière du soleil, révèlent pleinement le rayonnement de l’âme : il s’agit des espèces animales.
Les miroirs parfaitement polis, parmi les surfaces réfléchissantes, renvoient le soleil avec le maximum d’intensité. De même, parmi les animaux, certains reflètent l’intensité maximale de l’âme, et sont plus aptes que d’autres d’en être à l’effigie, au point de l’incarner, purement et simplement : ce sont les êtres humains. L’homme est « à l’image » de Dieu car l’homme est à l’effigie de son âme, qui émane pleinement et sans discontinuer de Dieu, dont elle reflète la lumière au plus haut degré de réflexion, au sein du vivant.7Parmi les êtres humains, certains focalisent en leur âme le rayonnement de la lumière de Dieu de façon si concentrée et si ardente, que rien d’autre ne brûle en eux, ni autour d’eux. Devant la magnificence de l’âme, à son plus haut degré de focalisation de la lumière de Dieu, plus rien ne subsiste, à l’image des rayons lumineux que renvoient les miroirs ardents8. Cela se produit uniquement chez les prophètes, dont l’extrême pureté autorise cette réflexion suprême.
Tout cela n’apparaît clairement à l’esprit qu’une fois placé dans le contexte approprié9.
Revenons, pour l’instant, à la version de la naissance de Beau-Vivant L’Éveillé par génération spontanée. Voici comment la racontent les partisans de cette version des faits :
« Dès sa connexion au réceptacle d’argile fermentée de la vallée de l’île sous l’équateur réunissant les conditions climatiques nécessaires à une telle fermentation, l’âme prend immédiatement l’ascendant sur tous les composés du matériau humain qui forment cette argile. Toutes les facultés du matériau humain se trouvent ainsi dès l’origine soumises à l’âme, par ordre de Dieu.
Ensuite, une deuxième bulle se détache des cloques qui bouillonnent à la surface de la vaste étendue d’argile fermentée, au fond de la vallée de l’île, puis une troisième, non loin de la première, devenue le réceptacle de l’âme et des composés du matériau humain qui lui sont dès l’origine soumis, ainsi que nous venons de le voir.
Ces trois bulles d’argile fermentée sont les trois premiers organes profonds de l’organisme humain vivant entier, tel qu’il naît par génération spontanée, sur cette île aux propriétés exceptionnelles, ainsi que nous sommes en train de l’expliquer.
La deuxième bulle comprend trois poches, séparées par une mince pellicule ouverte par endroits, qui laissait circuler un air plus léger que celui du réceptacle de l’âme. Une partie des composés du matériau humain, de ses forces et de ses facultés, soumis à l’âme dès l’origine, quitta leur premier réceptacle pour venir se loger dans les trois poches de la deuxième bulle. De cette façon, l’âme connectée à la première bulle continue à recevoir des informations de la part des composés qui lui étaient initialement soumis et qui ont migrés dans les trois poches de la deuxième bulle. Ces derniers ont non seulement pour mission de rapporter à l’âme toute modification ou perturbation quelconque de son état dans la deuxième bulle, mais aussi, de veiller à son intégrité.
Quant à la troisième bulle, son air est le plus lourd des trois. Une autre partie des composés du matériau humain de la première bulle ont également migrés en elle. Ajoutés aux composés propres à cette bulle et apparus après, ils ont pour mission de défendre l’âme de tout changement dans son état – et de la nourrir.
Ces trois bulles sont le cœur, le cerveau et le foie, les trois premiers organes profonds de l’être humain, apparus dans cet ordre dans la vaste étendue d’argile fermentée au fond de la vallée de l’île subéquatoriale aux propriétés exceptionnelles.
Les trois bulles restent en fermentation pendant un certain temps, les unes à côté des autres, dans l’étendue d’argile. De toute évidence, elles ont constamment besoin l’une de l’autre. La première dirige les deux autres, et a besoin d’elles pour la servir et lui obéir – lesquelles, à leur tour, ont besoin de la première pour les diriger, comme le serviteur a besoin du maître et le maître, du serviteur. Mais au sein des deux dernières bulles, formées après la première, se trouvent certains composés qui, bien qu’apparus plus tardivement car ils n’existaient pas chez la première bulle, se mettent au service des deux dernières bulles. Elles ont donc également le statut de maître, envers leurs composés apparus tardivement, et pas seulement de serviteur, envers la première bulle. Il est à noter que la deuxième bulle assume un éventail de responsabilités plus large que la troisième.
Le cœur prend naissance dès que la fermentation de la première bulle s’achève. Son aspect pyramidal en forme de flamme lui vient dès le départ, dans l’ardeur de sa jonction avec l’âme. Peu à peu, sur cette forme originelle, plusieurs épaisseurs s’ajoutent, jusqu’à former une chair ferme et compacte, recouverte d’une membrane de peau protectrice. Le cœur est ainsi le premier organe venu à terme, générateur de chaleur, depuis sa jonction avec l’âme. Par son ardeur, le cœur brûle les combustibles du matériau humain et les transforme en énergie. Comme le feu a besoin d’être alimenté en combustibles pour ne pas s’éteindre, le cœur a besoin, lui aussi, de combustibles, pour continuer à exister. Il lui faut donc trouver le moyen de compenser ses pertes par des apports réguliers et permanents. Il attribue cette mission aux composés qui tirent de lui leur origine et qui ont migrés dans le foie. En outre, pour assurer sa survie, le cœur a également besoin d’informations pour discerner entre ce qui lui convient ou au contraire, ce qui lui est néfaste : mission dévolue au cerveau, qui lui apporte la faculté de discernement. Ainsi, le foie et le cerveau dépendent du cœur, parce qu’il génère la chaleur qui les maintient en vie, et parce que ce qui permet leur fonctionnement vient de lui, soumis à l’âme dès l’origine. L’âme émane du cœur et se répand, à partir de lui, dans l’ensemble de l’organisme, à commencer par les deux autres organes profonds que sont le cerveau et le foie, qui sont à son service. Le cœur se nourrit grâce au foie et perçoit grâce au cerveau. C’est pourquoi, il s’est constitué entre les organes un réseau de communication aux ramifications plus ou moins étendues, en fonction des besoins : les veines et les artères. »
Les partisans de la formation de l’organisme par génération spontanée poursuivent ensuite leur récit en fournissant de nombreux détails, avec minutie. Ils n’en oublient aucun, aussi précis que les naturalistes, lorsqu’ils expliquent comment le fœtus se forme dans les matrices, dans l’intégralité du processus qui conduit à sa sortie du ventre de la mère. Ils poussent le parallèle jusqu’à démontrer comment l’étendue d’argile fermentée sert de matrice à l’enfant, et le nourrit avant qu’il soit complètement formé par des composés du matériau humain adaptés, tout en le protégeant par des membranes spécifiquement consolidées comme une coque, etc. Quand il arrive à terme, la coque d’argile se craquelle sous l’effet de la chaleur. Elle s’ouvre, tandis que les membranes se désolidarisent comme lors d’un accouchement, et l’enfant sort de terre.
N’ayant plus rien pour se nourrir, l’enfant dont nous parlons, né parmi ceux sortis de terre par génération spontanée, sur l’île subéquatoriale aux propriétés exceptionnelles, s’est mis à ressentir la faim et à pousser des hurlements. Ses cris sont arrivés aux oreilles d’une gazelle privée de son faon, qui les a compris avec l’intelligence du cœur. Ému, l’animal a entendu la détresse de l’enfant et a répondu prestement à son appel (labba)10.
Notes
1 – Les dix parties des Arcanes résultent d’un découpage purement arbitraire car le texte orignal arabe ne comporte aucune découpe, ni aucun titre ni sous-titre, hormis le titre et le sous-titre de l’ouvrage. Nous avons librement adapté le titre Arcanes de sagesse du Machreq de la traduction latine par les moines de l’Escurial du sous-titre original : Sapientiae Orientalis Arcana, qui lui-même vient de l’arabe du sous-titre original Asrâr al-Hikma al-Mashriqiyya. Nous avons conservé « Machreq » de la signification originale, au lieu de traduire « orientalis » par « orientale » pour ne pas induire l’esprit du lecteur en erreur sur la région du monde dont il est question : il s’agit bien des pays du Machreq, où est née la religion monothéiste. La sagesse en question est celle de la religion, non pas dans ce qui en apparaît au sens littéral, mais en plongeant dans les arcanes de ses secrets les plus profonds, ceux qui n’ont pas assez des mots pour le dire, ni pour le comprendre, comme nous allons le découvrir peu à peu (voir note 10 ci-dessous). Nous avons procédé à une découpe purement arbitraire du texte, en dix parties quasi égales, par souci pratique. Quant aux titres des parties, nous les avons forgés, avec le même souci de praticité pour le lecteur. Ce souci rend notre libre adaptation, sur le plan des titres et sous-titres, peut-être moins fidèle à l’original que la traduction anglaise qui, comme l’original arabe, n’en comporte aucun – et, peut-être, en revanche, plus fidèle que la précédente traduction française, qui en comporte, à notre avis, beaucoup trop : le double de nous, soit une vingtaine, tous forgés !
2 – Notre libre adaptation rend explicite certains points inconnus du lecteur, qui n’aurait pas la référence, soit parce qu’il ne connait pas la tradition musulmane, soit parce que l’époque a changé. Nous les signalons en notes. Nous procédons parfois à des ajouts directement dans le texte, pour ne pas l’alourdir de notes. Pour notre premier ajout dans le texte, nous le doublons quand même d’une note, pour bien expliquer notre démarche. En effet, l’expression « Il était une fois » est un ajout de notre part, par lequel nous indiquons au lecteur qui n’aurait pas référence, que le récit qui va suivre est bien évidemment une pure fiction, qui ne figure en aucun cas parmi les paroles rapportées par les « pieux ancêtres » (salaf) dans la tradition musulmane. Les autres ajouts de notre libre adaptation, ne seront plus indiqués par des notes.
3 – Les miroirs ardents d’Archimède, dans leur propriété de réflexion de la lumière, ne témoignent pas seulement de la grande érudition de l’auteur, qui a de quoi éblouir son lecteur averti : ils sont la métaphore de la réflexion de la lumière de Dieu par l’âme de l’homme « à l’image de Dieu » ; l’auteur va filer la métaphore à plusieurs reprises, entre sens propre et sens figuré, et un sens supérieur, mystique: le pouvoir de réflexion de l’être humain lui vient de la façon supérieure qu’a l’âme humaine de réfléchir la lumière de Dieu, et de lui répondre, ce qui lui permet de s’accorder avec l’ensemble du vivant, qui la reflète de façon moindre mais dans une même forme d’intelligence du cœur, ce qui a permis à la gazelle d’entendre l’appel de l’enfant et d’accourir vers lui (labba) : cf. note 10 ci-dessous.
4 – La langue classique arabe, langue du Coran, née au Machreq, sert de toile de fond à ce récit, dans une intertextualité si forte qu’il semble délicat d’en dresser un index exhaustif : la vingtaine de références de versets listés par Léon Gauthier pour l’ensemble du récit est bien en dessous de la réalité ! Nous en avons dénombré autant rien que dans une seule page, et ce, pour plusieurs d’entre elles ! Pour exprimer une même notion, l’auteur choisit une racine coranique, alors qu’il aurait pu le dire autrement, comme le font les écrits en langue philosophique. C’est pourquoi, ce récit ne peut pas être qualifié de « philosophique ». Au contraire, nous pensons que la langue coranique utilisée appartient de plein droit aux effets de style de l’auteur pour retranscrire son expérience religieuse intense, et qu’il s’agit même du principal de ces procédés, à l’adresse du lecteur averti de son époque, qui connaît par cœur le Coran. La plus forte concentration de racines coraniques se trouve, ce n’est pas étonnant, dans les passages de celui des deux discours qui porte le récit, à connotation fortement religieuse mystique, comme le récit de la naissance par la mère biologique, qui en est truffé : razaqa (2,3)(24,38)(40,64)… renvoie à la subsistance que Dieu accorde aux hommes ; zulumât (2,17)(6,122)(65,11)… les ténèbres ; takaffala (3, 37) (20, 40)(28, 12)… renvoie à la façon dont Zakarie s’est chargé de Marie et à celle qui se chargera de Moïse sauvé des eaux ; sawiya (87,2) pour la façon dont Dieu a harmonieusement formé l’homme ; sallama (6, 125)… racine du mot islâm qui signifie étymologiquement soumission (à Dieu) ; faḍl et rajâ (8, 29)(18,110)… pour la grâce de Dieu et l’espoir que les croyants mettent en Lui, qui espèrent Sa rencontre ; tâbût (20, 39) désigne le coffret-couffin où la mère de Moïse plaça son enfant avant de le confier aux eaux du Nil… avec également la référence implicite : « Allaite-le. Et quand tu craindras pour sa vie, jette-le dans la rivière. » Coran (28, 7). La référence coranique la plus explicite de ce passage – la seule que le précédent traducteur a relevée dans ses notes – est la reprise d’une partie de verset : lam yakûn shayan madhkûran « Il n’était même pas chose mentionnable »(76,1). Certains de nos ajouts essayent d’en rendre compte (cf. note suiv.)
5 – La seule occurrence du patronyme du héros L’Éveillé (yaqzân) dans le Coran est évoquée de façon implicite dans le texte original par l’emploi de la racine coranique tazâwara « s’écarter », qui fait allusion à une autre histoire célèbre du Coran, que notre auteur mixte avec le récit de Moïse : les gens de la caverne, endormis pendant des centaines d’années dans une caverne : le soleil s’écartait tazâwara de la caverne à leur droite, au lever, et à leur gauche, au coucher (18, 17) ; tu les aurais crus éveillés (yaqzân), alors qu’ils dormaient (18, 18) : ce verset est non cité mais le lecteur averti auquel s’adresse l’auteur, et qui connaît le Coran par cœur, à cette époque, aurait immanquablement pensé à lui. Nous le rendons explicite dans notre libre adaptation française, à ceux qui n’auraient pas spontanément la référence. D’autant que dans ce verset implicite se trouve la seule occurrence, dans le Coran, de yaqzân : l’éveillé. L’auteur cache ses « secrets » dans ce genre d’allusion à des versets implicites, car il ne s’adresse pas à n’importe quel lecteur, comme il le dit dans sa préface, mais à un lecteur cultivé et averti. Les autres passent à côté de ce genre de messages implicites, et ne risquent donc pas de découvrir les « secrets » de sagesse qu’ils cachent au fil des pages ! C’est pourquoi, cet ajout d’interprétation nous semble essentiel dans le texte français. La « merveille » de Dieu dont il est question dans l’allusion implicite est de laisser les sens en éveil même pendant le sommeil ; l’homme quand il dort n’est pas vraiment mort, ce n’est pas l’extinction de ses facultés sensorielles et cérébrales, ; celles-ci restent en éveil, mais de façon différente : d’où, certaines théories soufies d’interprétation des rêves. Par ailleurs, une tradition dit que les visions oniriques sont l’une des manifestations de la Prophétie.
6 – La station sublime qu’atteindra le héros à l’issue d’une progression par étapes nommées « stations » maqâm, qui le fera passer par des états successifs (hâl), ressemble, nous le verrons, à la station de la gnose soufie nommée « levée du voile » (cf. supra). Cette phrase est l’une des seules incises de l’auteur pour annoncer cette station sublime, procédé que nous reproduisons à plusieurs endroits du texte pour davantage de praticité de lecture. Noter qu’Ibn Khaldûn estime cette station sublime dite de la « levée du voile » hétérodoxe à la loi morale de l’islam, où le combat dans l’âme (jihad al-nafs) se mène comme chez les soufis par étapes maqâm, nommées : station de la soumission (islâm), de la foi (imân) et de l’excellence du comportement (ihsân). Il établit des parallèles entre ces deux dernières étapes avec les deux premières étapes de la gnose soufie comme nous le verrons par la suite (cf. supra).
7 – Les nombreuses versions en arabe rendent parfois difficile l’accès au texte original où les références explicites à la tradition musulmane (hadiths) avec l’ajout de formules de respect imposées, sont peut-être des ajouts de copistes diligents. Certaines sources ajoutent ici : C’est en référence à cela que le Prophète – Que la paix et le salut de Dieu soient sur lui – a dit : « Dieu a créé Adam à son image ». Écrit au 12ème siècle, ce texte a traversé les époques en évitant la censure, peut-être grâce à son style particulier, qui alterne sens propre, sens figuré et sens supérieur mystique, allusif. C’est pourquoi, à propos de ces mentions explicites imposées, il est difficile d’affirmer qu’il s’agit bien du texte original, alors que, par ailleurs, dans celui-ci, les versets du Coran ne sont pas signalés, pourtant très nombreux – si nombreux qu’ils sont pour ainsi dire noyés dans le texte, dont ils font partie intégrante, dans une intertextualité si forte qu’elle rend impossible tout lexique exhaustif (cf. note 4 ci-dessus) .Nous avons donc choisi de « lisser » notre libre interprétation dans cet esprit, comme la suite du texte semble le confirmer. En effet, il est mention « des prophètes » au pluriel, à propos de leur extrême pureté, et non du Prophète, en particulier, dont l’épisode de « lavage du cœur » est célèbre, dans la tradition musulmane. Cela va aussi dans le sens de la phrase sibylline qui suit, dont cela serait l’une des explications possibles (cf. note 9 ci-dessous).
8 – La métaphore lumineuse des miroirs ardents évoque la « lumière sur lumière » de Dieu, dans le célèbre verset de la Sourate 24 La Lumière (Nour), chère aux soufis, calligraphié au dôme de Sainte-Sophie à Istanbul. Cet empilement l’un « sur » l’autre inspire aux mystiques l’idée de « secret » caché à découvrir. Quant à nous, cela nous évoque le « ciel du ciel » d’Augustin d’Hippone, où le premier ciel englobe notre terre et notre ciel, et le « ciel du ciel » est à Dieu (Confessions XII, 2, 2, Pléiade, p.1058). L’idée de secret à tenir et à ne déplier qu’entre connaisseurs, que cultivent les soufis, nous évoque aussi l’expérience mystique de Blaise Pascal, dont il avait couché la trace par écrit (le Mémorial), sur un papier plié, qu’il cousait soigneusement dans la doublure de sa veste, caché en permanence sur lui, qu’il décousait et recousait au fur et à mesure qu’il changeait de veste (Pensées, 742, Sellier, p. 589). L’auteur dit dans sa préface avoir connu ce genre d’expérience mystique, et c’est elle qu’il veut coucher par écrit, dans ce récit, afin d’essayer de la partager voire même, de la provoquer, chez son lecteur averti et désireux de la connaître. C’est pourquoi, nous disons de ce récit qu’il est « initiatique » et qu’il n’est pas à mettre entre toutes les mains, ce qui n’est pas un effet d’annonce, mais, pour nous, traduit la volonté de l’auteur de ne s’adresser, comme il le dit, qu’à un lecteur « averti », autrement dit, « qui possède un cœur pour entendre et des oreilles pour comprendre ». La fibre romanesque suivie par ceux qui voient dans ce récit un Robinson Crusoé ou un Petit Prince arabe, ne reflète pas, à notre avis, l’intention de l’auteur, où le romanesque n’est qu’un prétexte à un but mystique : révéler les secrets les plus profonds de la religion. Noter que la métaphore optique est chère à Abubacer, dont les talents en optique sont connus, et à d’autres auteurs, dont Ibn Khaldûn : « Si l’âme est régie par la droiture, [..], alors l’âme devient semblable à la surface d’une sphère réfléchissante qui produit des images sans déformation, conformes à ce que sont les choses ; les représentations de ce que l’on cherche à connaître et les vérités essentielles de ce qui est connu, resplendissent en l’âme telles qu’elles sont, dans toute leur pureté. La perception est exacte et la science parfaite. Mais, si l’âme n’est pas dirigée par la droiture […], l’âme devient semblable à la surface polie concave ou convexe rectangulaire ou carrée, dont la qualité de perception n’est pas parfaite. De ce fait, les choses se réfléchissent en l’âme non pas selon ce qu’elles sont, mais selon ce qu’est l’âme, et lui deviennent source de fatigue et de frustration. » (Traité de la Guérison, p. 72)
9 – Sur le procédé de la litote, l’auteur en sous-entend plus qu’il n’en dit, dans des phrases sibyllines comme celle-ci : « Tout cela n’apparaît clairement à l’esprit qu’une fois placé dans le contexte approprié ». Elle a été interprétée diversement dans les traductions précédentes : « Toute cela est clairement exposé dans les textes appropriés » (Gaut. p. 35). Pourtant, le mot « textes » n’est pas dans l’original. De plus, cela renverrait à des textes (lesquels ?) dont il n’a jamais été fait mention, tout texte et tout livre étant au contraire supprimé. Ou encore : « But all this will be made clear in due course » « Tout cela s’éclairera le moment venu » (Good., p. 107). De même, l’idée de promesse à venir n’est pas dans l’original. Nous l’avons donc laissée mystérieuse à dessein, comme l’auteur l’a sans doute voulu (voir note 7 ci-dessus).
10 – L’intelligence du cœur est ce qui permet à l’âme de refléter la lumière de Dieu et de répondre à Son appel selon le lien qui existe en arabe classique entre les deux racines arabes labba (L, B, B) et labiya (L, B, Y) : voir Kazimirski (Tome II, p. 963). Grâce à ce récit, qui traduit la pensée du maître Abubacer (Ibn Tufayl), on comprend mieux d’où vient l’intérêt de son élève Averroès (Ibn Rushd) pour ce lien intrinsèque à la langue arabe classique, langue du Coran, sur lequel Averroès va fonder sa philosophie, dans son interprétation célèbre du verset (3, 7) sur les gens « doués d’intelligence » (albâb de labba) dans une forme d’intelligence où il se range en tant que philosophe. Son maître, dans ce récit, en donne une autre interprétation, plus intériorisée dans la mystique. Mais il lui aura donné la clé du lien qui parcourt le vivant, chez les hommes, chez les animaux, mais aussi dans le cœur des plantes (lubb de labba), où la lumière Dieu se diffuse, et où tous lui répondent, dans une moindre forme. L’auteur l’a illustré au début du récit par les capacités de réflexion du vivant, qui diffèrent, dans sa métaphore sur les miroirs ardents (cf. infra). On retrouve ici, comme dans l’ensemble du récit, les parallèles entre sens propre et sens figuré, et un sens supérieur, mystique, où le pouvoir de réflexion de l’être humain lui vient de la façon supérieure qu’à l’âme humaine de réfléchir la lumière de Dieu et de lui répondre. La gazelle et l’enfant se sont accordés grâce à elle. Ce récit est un hymne à la vie sous toutes ses formes, végétaux et animaux, dont l’homme est le plus éminent dépositaire. Sa sagesse est la sagesse du cœur, partagée par tout le vivant, du cœur des plantes (lubb) à l’intelligence du cœur des hommes (albâb), communiquant avec le cœur des animaux, comme la gazelle a répondu par le cœur (labba) à l’appel de l’enfant Beau-Vivant, après l’avoir entendu et compris par le même biais, et comme aussi, au plus haut degré, les pèlerins à la Mecque répondent par elle à l’appel de Dieu (labbayk de labiya et de labba, en arabe classique, selon Kazimirski) après l’avoir entendu et compris par le cœur, au-delà des mots, dans les arcanes de l’être et de la foi. Chez notre auteur, cette sagesse caractérise le rang des gens sages, qui parlent la langue sans mots relevant de l’écoute et de l’intelligence du cœur qui reflète la lumière de Dieu et lui répond (labba & labiya). Si les mots du langage et les livres sont supprimés dans le début du récit, jusqu’à l’atteinte par Beau-Vivant de sa station sublime, ce n’est pas pour créer une « philosophie naturelle », ni en atteinte au livre sacré de la religion, comme l’ont cru certains commentateurs, mais pour révéler ce qui, selon l’auteur, en sont les secrets, les arcanes de sagesse, la substantifique moelle. À l’usage de labba pour signifier l’appel reçu et compris par l’intelligence du cœur entre l’enfant et la gazelle au début du premier septénaire de vie de Beau-Vivant, fera écho à la fin de son septième septénaire, l’issue finale qu’il atteindra au terme de la station sublime de son combat dans l’âme, où il entendra l’appel de Dieu et le comprendra « sans aucune langue pour le dire ni pour le comprendre » cf. supra. Ce récit est « initiatique » au sens où il est davantage mystique que philosophique ou religieux au sens littéral. Il souhaite immerger le lecteur dans les arcanes de la mystique religieuse, née au Machreq.
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Partie 2 sur 10, des Arcanes de la sagesse du Machreq L’organe invisible Arrivés à ce point du récit, les deux camps s’établissent1 sur une position commune, en trouvant un consensus au sujet de l’éducation de l’enfant, dont ils s’accordent également sur le nom : Beau-Vivant l’Éveillé. À ce sujet et avant de poursuivre notre récit,…
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Partie 11 sur 10 des Arcanes de la sagesse du Machreq L’appel du cœur Il était une fois2, sous l’équateur, une île au large de l’Inde, à part entre toutes les îles : l’île où l’on pouvait venir au monde sans père ni mère – ainsi que se plaisent à le rappeler nos pieux ancêtres. Ils…
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Page de fin des Arcanes de la sagesse du Machreq (publication à venir)
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Arcanes de la sagesse du Machreq
Arcanes de la sagesse du Machreq, récit initiatique du maitre d’Averroès (Ibn Rushd), en apprend davantage sur les sources de sa philosophie, notamment sa formule célèbre « la vérité n’est pas contraire à la vérité », sur les relations en philosophie et religion

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