Partie 2 sur 10, des Arcanes de la sagesse du Machreq
L’organe invisible
Arrivés à ce point du récit, les deux camps s’établissent sur une position commune, en trouvant un consensus au sujet de l’éducation de l’enfant, dont ils s’accordent également sur le nom : Beau-Vivant l’Éveillé.
À ce sujet et avant de poursuivre notre récit, remarquons que le nom de l’enfant né sans père ni père, dans la version « philosophique » de la génération spontanée, ne revêt pas la symbolique du patronyme de l’Intellect, toujours en éveil, comme dans l’autre version, dite « traditionnelle », à connotation religieuse. Pour autant, les deux versions s’accordent sur des points communs qui leur permettent d’avancer, ensemble, vers l’objectif supérieur qui les anime : découvrir jusqu’où les secrets de sagesse du Machreq conduisent l’esprit animé de la soif de les connaître. Nous retrouverons au fil de ces pages, d’autres dissensions, suivies d’autres points de ralliement, qui permettront à notre lecteur averti de s’élever, espérons-le, avec le héros de notre récit initiatique, jusqu’à la station sublime qu’il atteindra à l’aube de son cinquantième anniversaire – là où tous les mots du discours, quel qu’il soit, s’effacent, pour laisser place à une autre réalité.
Les deux discours, philosophique et religieux, sont tombés d’accord sur l’excellent état de santé de la gazelle, engraissée aux riches pâturages de l’île, pleine d’un lait abondant et de bonne qualité, qui apportait au bébé, dont elle était devenue la nourrice, la meilleure alimentation possible. Elle restait toujours avec lui, sauf lorsqu’elle était obligée de s’éloigner pour paître. Le jeune enfant était tellement épris de sa nourrice gazelle, qu’il se mettait alors à pousser des hurlements, dès qu’elle s’absentait trop longtemps. L’animal revenait aussitôt le voir, pour le rassurer, même s’il est à noter que l’enfant ne courait jamais de grand danger, car aucune bête de proie ne vivait sur cette île.
La croissance de l’enfant s’est déroulée normalement, au lait de sa nourrice gazelle, jusqu’à ses deux ans, l’âge requis pour la fin de mise en nourrice, selon les sources traditionnelles. Il avait toutes ses dents, il savait marcher et il suivait maintenant l’animal dans tous ses déplacements en quête de nourriture. La gazelle se montrait tendre et aimante à son égard. Elle était très attentionnée envers lui, le menant là où poussaient un grand nombre d’arbres fruitiers, dont elle le nourrissait de leurs fruits mûrs tombés au sol, quand ils étaient doux et charnus. Quant à ceux à coque dure, avant de les lui donner, elle les cassait entre les dents de sa mâchoire pour les ouvrir, et libérer le fruit sec à l’intérieur, lui évitant ainsi tout risque d’étouffement. Et quand l’enfant préférait revenir au lait de son pis, elle le laissait faire. Quand il avait soif et voulait de l’eau, elle lui donnait à boire. Quand il avait chaud et que le soleil tapait trop fort, elle l’abritait. Quand il avait froid, elle le réchauffait. Chaque soir, à la nuit tombée, elle le ramenait à l’endroit où elle l’avait trouvé.
À ce point du récit, les partisans de la version traditionnelle, à connotation religieuse, ajoutent que Beau-Vivant dormait blotti contre la gazelle, sur un lit de plumes, extraites du couffin qui l’avait amené là. En effet, avant son arrivée sur l’île, quand elle l’avait confié aux flots de l’océan et à la grâce de Dieu, sa mère biologique avait pris soin de tapisser de plumes l’intérieur du couffin. Quant à la version philosophique, elle omet de préciser ce détail, étant donné qu’elle ne fait référence ni à la mère biologique, ni à l’épisode du couffin : pour elle, Beau-Vivant est né sur l’île, sorti de terre par génération spontanée.
Un troupeau de gazelles les accompagnait. Ils dormaient non loin d’eux, et repartaient avec eux, au matin, quand ils retournaient aux pâturages. Ils vivaient ainsi toujours en groupe, s’abritant au même gîte, car il existe pour chaque être vivant en ce monde, un gîte et une destination.
Évoluant en permanence au milieu des gazelles, l’enfant s’est mis à imiter leurs cris, tant et si bien qu’il était devenu difficile de distinguer le son de sa voix de leurs propres cris. Il imitait également tous les bruits qu’il entendait, les chants des oiseaux et les cris de tous les autres animaux, avec une précision incroyable. Mais la plupart du temps, il parlait la langue des gazelles avec ses différentes variations, car chez les animaux, il existe des cris différents pour chaque situation : en cas de danger, pour lancer l’alarme ; lors des accalmies, pour se fréquenter ; ou, selon le cas, pour exprimer un besoin, se défendre ou donner un coup de semonce. Quel que soit l’animal, l’enfant et lui n’étaient plus des étrangers l’un pour l’autre. Ils se connaissaient : ils s’étaient apprivoisés1.
Beau-Vivant découvrait que certaines choses provoquaient en lui de l’aversion ou au contraire, du désir – dont le sentiment persistait, alors que les choses dont il avait fait l’expérience, et qui avaient provoqué en lui ce sentiment, avaient disparu : il n’en restait plus que leur représentation, dans son esprit. La représentation des choses s’était fixée dans son esprit et lui procurait un sentiment persistant d’aversion ou de désir qui durait bien après la fin de l’expérience immédiate et la disparition des choses en elles-mêmes.
La découverte de la persistance de certaines choses, en lui, bien après la fin de l’expérience immédiate de la disparition des choses en elles-mêmes, ne ferait que s’intensifier, au fur et à mesure de son avancée en âge. Et ce, jusqu’à la station sublime qu’il atteindrait à l’aube de son cinquantième anniversaire, à l’apogée du travail de spiritualisation de soi qui allait bientôt démarrer, à la mort de sa nourrice-gazelle.
Pour l’instant, à l’approche de ses sept ans, Beau-Vivant développait ses dons d’observation. Il observait les animaux, autour de lui, et remarquait comment ils étaient vêtus de fourrure, de poils ou de plumes, à quelle vitesse ils pouvaient courir, avec quelle violence ils se battaient, et de combien d’armes différentes ils étaient pourvus pour lutter efficacement contre leurs assaillants avec leurs cornes, leurs défenses, leurs sabots, leurs ergots ou leurs éperons, ou leurs griffes. Et quand, effectuant un retour sur soi, il portait de nouveau le regard sur lui, il constatait combien il était nu, et sans défense.
Le regard que Beau-Vivant porte sur lui, pour se comparer au reste du vivant, allait s’intensifier, au fur et à mesure de son avancée en âge. En effet, le retour sur soi dans l’observation de soi est l’un des secrets de sagesse que nous voulons révéler, quand le regard se déplace de l’extérieur à l’intérieur de soi, à la recherche de l’invisible, pour tenter d’atteindre ce qui caractérise le « soi » et l’essence de l’être.
De ses premières observations, lors du retour sur soi que Beau-Vivant effectuait pour se comparer aux autres animaux, il constatait qu’il était plus faible qu’eux à la course, et moins bien armé pour se battre. Quand les animaux étaient en prises avec lui pour se saisir de quelque morceau de fruits, ils les lui arrachaient violement et disparaissaient avant qu’il ne puisse réagir, ni les repousser, ni leur échapper. Chez ses compagnons de jeux, les faons des gazelles, il voyait pousser des cornes sorties de nulle part ; il les voyait devenir de plus en plus forts et agiles, alors que, revenant de nouveau sur lui, il ne remarquait rien de semblable. Il s’en étonnait, incapable d’en sonder la raison, même après maintes réflexions. Il ne pouvait trouver aucun animal qui lui ressemble, y compris chez ceux qui étaient mutilés ou déformés par leurs blessures. Chez tous les animaux, ses observations de la défécation et des orifices d’où sortaient les excréments solides étaient tout aussi déroutantes : ils étaient protégés, recouverts par une queue. Quant aux orifices d’où sortaient les liquides – les urines – ils étaient également protégés, recouverts de poils, de fourrure ou autres. Constater que les parties intimes des animaux étaient moins exposées à l’air libre que les siennes et mieux protégées, le perturbait énormément et le rendait triste et malheureux. Il ressentait ces différences comme des déficiences, et ne savait comment les combler. Le temps passait, sans que rien ne semble devoir s’améliorer, en lui.
Il avait fini par perdre tout espoir de voir les choses évoluer d’elles-mêmes pour combler les déficiences qui le chagrinaient tant. Sa tristesse ne faiblissait pas. Alors, dans un geste de désespoir, à l’approche de ses sept ans, il a attrapé de grandes feuilles d’arbres, qu’il a liées autour de sa taille, par une ceinture en tresses de palmier et de fibres végétales. Il est ainsi parvenu à cacher ses parties intimes, devant et derrière. Malheureusement, à peine son travail fini, les feuilles commençaient déjà à se faner et à tomber par terre, une à une. Il était contraint d’en ramasser de nouvelles, pour remplacer celles tombées à terre, et de les renforcer de plusieurs couches, pour leur donner un peu plus de résistance, même si cela ne durait jamais bien longtemps. Quant à ses relations avec les autres animaux, il a trouvé comment, avec des branches, construire des bâtons, affûtés aux extrémités, renforcés par d’autres, attachés ensembles. Grace à ces assemblages de bâtons, qu’il levait de sa main comme une arme, d’un geste menaçant, devant les animaux avec lesquels il lui fallait lutter, il réussissait à vaincre les plus faibles et à maintenir à bonne distance les plus forts.
Ainsi, l’estime de soi de Beau-Vivant s’est renforcée, après avoir réalisé ce dont sa main est capable, puisqu’elle dispose d’une capacité bien supérieure à celle des membres antérieurs des animaux. Grâce à ce dont sa main est capable, il peut largement compenser ce dont il est naturellement dépourvu, comme couvrir ses parties intimes, sans avoir besoin de queue ni de poils pour les cacher, ou construire des bâtons pour se défendre sans avoir besoin de griffes, de cornes ou d’autres armes naturelles.
En réalisant ce dont sa main est capable, Beau-Vivant obtient le premier fruit d’une forme de sagesse humaine détachée de tout langage, puisque le mot « main » lui est inconnu. Dans la langue des gazelles, comme dans les cris des animaux de l’île, qu’il a appris à imiter à la perfection, mais dont aucun n’a de main capable d’autant d’exploits que la sienne, Beau-Vivant n’a pas pu trouver de mot pour dire, ni pour comprendre, ce que « main » signifie. Et pourtant, il est parvenu au même résultat que d’autres sages, à part lui. Détaché de tout contact humain, et de toute civilisation, il ignore l’existence des écrits du sage grec Aristote, qui a mis en avant les pouvoirs de la main de l’homme. Les mots du langage sont indispensables, au philosophe, pour mener ses réflexions de sagesse – tout comme ils sont indispensables, également, au religieux, pour mener ses propres réflexions, dans la forme de sagesse qui est la sienne. Devant la sagesse de Beau-Vivant, les deux discours qui la racontent se trouvent en quelque sorte mis au pied du mur, à la racine de leur propre sagesse, avant tout mot pour la formaliser. Comme si, à la lumière de l’île aux pouvoirs extraordinaires, la sagesse mère de toutes les sagesses était possible, avant tout discours philosophique ou religieux pour la dire, ou la comprendre. Comme si, à la lumière la plus haute de l’île, la lumière du Vrai, la vérité mère en amont de tout langage permettait à Beau-Vivant l’Éveillé de mener ses réflexions et de donner un sens à toutes choses, sans aucun livre, ni aucune langue, ni pour parler, ni pour comprendre. Face à un tel prodige, que les deux discours, qui se partagent son récit, se débrouillent, l’un comme l’autre, comme ils le peuvent, pour en rendre compte ! Car il est bien besoin des mots, et d’un livre, pour en transmettre le rappel aux esprits éveillés qui veulent en suivre la trace. Tel une bouteille à la mer lancée aux générations futures sur le flot du temps qui s’écoule, siècle après siècle, ce récit intemporel survit à chaque époque comme le signe, peut-être, du pari gagné de remonter à la racine de l’être et de toutes choses.
Beau-Vivant en était là de ses réflexions, au début de sa septième année, quand un changement important allait s’opérer.
Nous remarquerons que les grands changements dans la vie de Beau-Vivant se comptent en multiples de sept – chiffre dont les deux discours de ce récit s’accordent sur l’importance à lui accorder, même si les causes divergent. Pour les uns, sept ans est l’âge du discernement. C’est l’âge où les réseaux entre les organes profonds, décrits par le discours philosophique dans sa version de la naissance de Beau-Vivant par génération spontanée, atteignent une première phase de maturité, dans le discernement qu’apporte le cerveau au cœur. Pour d’autres, le chiffre sept revêt une symbolique religieuse quasi mystique – jusqu’à prétendre que 777 serait le « nombre de Dieu ».
Quoi qu’il en soit, chez Beau-Vivant, à l’aube de ses sept ans, le ramassage des feuilles pour se couvrir est devenu une corvée, qui commence à lui peser, car elle lui prend trop de temps. L’inspiration lui est alors venue d’utiliser, à la place des feuilles, la queue d’un animal mort. Une chose le gênait cependant, qui le rendait indécis et l’empêchait de mettre son plan à exécution. Il avait remarqué, chez les animaux vivants, une défiance envers les cadavres, dont ils se tenaient éloignés. Beau-Vivant ne savait pas quel parti à adopter, lorsqu’un jour, il est tombé sur un aigle mort, qui allait lui donner le moyen de satisfaire son plan. En effet, en s’approchant de lui, encouragé par l’attitude des autres animaux qui ne semblaient pas s’en méfier, il s’est aperçu qu’il pouvait lui couper les ailes et la queue, pour les mettre sur lui, ainsi que le reste de sa peau, pour s’en revêtir comme d’une parure, qui le faisait ressembler à un aigle géant. Sur ses épaules, Beau-Vivant a attaché les deux ailes qu’il avait gardées intactes, les plumes largement ouvertes ; il a fait de même avec la queue, elle aussi majestueusement déployée, accrochée derrière lui. Quant au reste de la peau de l’oiseau, il l’a séparée en deux pans, l’un placé sur son dos et l’arrière de son corps, et l’autre sur sa poitrine, son ventre et ses jambes. Il disposait ainsi d’une tenue complète, bien chaude, mais surtout, suffisamment terrifiante pour que les autres animaux le laissent tranquille. Plus aucun n’osait l’approcher, hormis sa nourrice gazelle, qui l’avait élevé.
Quoi qu’il advienne, Beau-Vivant et sa nourrice-gazelle étaient inséparables l’un de l’autre. La gazelle n’abandonnait jamais l’enfant – ni l’enfant, la gazelle – et ce, jusqu’à la mort de l’animal. Beau-Vivant s’est occupé de sa nourrice gazelle, à la fin de sa vie, comme elle s’était occupée de lui, au début de la sienne. Il conduisait la bête, de plus en plus âgée et qui faiblissait à vue d’œil, dans de verts et riches pâturages ; il lui ramassait de bons fruits mûrs, dont il la nourrissait. Mais rien ne pouvait empêcher la bête de maigrir ni de vieillir, ni la mort, de la saisir : un jour, tous ses mouvements et toutes ses fonctions corporelles se sont arrêtés. Quand le jeune garçon l’a vue ainsi, il est devenu fou de chagrin. Il était submergé de douleur, au point qu’il lui a semblé qu’il allait mourir, lui aussi. Il a tenté de l’appeler par le cri auquel elle répondait toujours, d’habitude. Il a essayé de la faire revenir à elle en hurlant aussi fort qu’il le pouvait. Mais rien de tout cela ne fonctionnait : il ne voyait plus la moindre étincelle de vie, en elle, aucun signe, aucun mouvement visible. Il a ausculté ses yeux et ses oreilles, sans remarquer de blessure apparente. Puis, il a passé au crible l’ensemble des membres de son corps, sans constater d’anomalie. Il espérait de tout son cœur découvrir la cause de son mal, afin de l’en délivrer. Il voulait retirer l’obstacle qui la mettait dans cet état, pour qu’elle revienne à l’état vivant – en vain ! Il ne découvrait pas le moindre indice, et l’impuissance commençait à le gagner.
Pourtant, quelque chose lui laissait encore espérer que tout n’était pas perdu et qu’il pouvait, quand même, trouver ce qu’il fallait « retirer » chez la gazelle, pour la faire revenir à la vie. Il s’agissait d’une expérience qu’il avait faite sur lui-même. Il avait observé qu’en fermant les yeux, ou en les cachant avec sa main, il ne voyait plus rien avant d’avoir relevé les paupières ou retiré sa main, qui faisaient obstacle à la vision ; de même, s’il mettait un doigt dans chaque oreille, il n’entendait plus rien avant d’avoir retiré ses doigts qui faisaient obstacle à l’audition ; ou encore, s’il se bouchait le nez, il ne sentait plus rien avant d’avoir libéré ses narines de ce qui faisait obstacle à l’odorat. Il en avait conclu que ses sens pouvaient rester bloqués par un obstacle, tant que ce dernier n’était pas retiré. Devant le corps inanimé de sa nourrice gazelle, il se disait que les sens n’étaient peut-être pas les seuls concernés et que toutes les fonctions corporelles pouvaient revenir à leur état normal, en retirant ce qui les bloquait. Après avoir examiné les organes externes sans trouver de blessures ni de dommage apparent, et après avoir constaté que l’inactivité n’était pas limitée à un endroit ni à un membre en particulier, mais qu’elle avait gagné le corps entier, il en a déduit que la cause du mal devait se trouver à l’intérieur, dans un organe invisible, sans lequel aucun organe visible ne pouvait fonctionner. Quand cet organe invisible était touché, le mal se généralisait à l’ensemble du corps, et aucun autre organe ne pouvait fonctionner sans lui.
C’est cet organe invisible qu’il voulait à présent atteindre, pour remettre en état de marche le corps de sa nourrice gazelle. Il espérait qu’en trouvant cet organe invisible, il trouverait également ce qui le bloquait. Il pourrait alors enlever l’obstacle, pour que l’ensemble des fonctions corporelles reprennent leur état normal de fonctionnement.
Sa quête de l’organe invisible dont dépend la vie ne trouverait plus de repos, jusqu’à ce qu’il réalise que chez les hommes, la vie que maintient cet organe ne dépend pas de cette réalité. Il n’aura alors de cesse de s’élever – et, nous l’espérons, notre lecteur averti avec lui – jusqu’à la station sublime de la spiritualisation de soi, où il découvrirait cette autre réalité.
Pour l’instant, Beau-Vivant n’avait pas encore assez de ressources internes pour comprendre ce qui se passait, devant le corps sans vie de sa nourrice-gazelle. Il ne savait pas encore distinguer comment les différentes formes de vie réfléchissent la lumière du Vrai. Il ne savait même pas donner le nom d’âme à l’organe invisible dont il cherchait à percer le mystère. Il lui faudrait, pour cela, attendre que ses sept ans soient à leur tour multipliés par sept, autrement dit, l’âge de quarante-neuf ans. Pour l’heure, il n’avait que l’intuition d’une différence de mouvement, entre ce qui donne la vie, au niveau des organes visibles, et de l’organe invisible, dont il pressentait l’existence. Il ignorait encore comment atteindre la station sublime où il serait comme mort, aussi mort, en apparence, que l’est aujourd’hui le corps de sa nourrice gazelle, mais bien vivant, à l’intérieur, par le mouvement interne que procure l’organe invisible dont il aurait enfin, espérons-le, percé à jour le secret. La douleur du deuil ne semblait pas avoir de limite, chez Beau-Vivant, lorsqu’un épisode qui l’avait intrigué, au cours de ses observations des animaux de l’île, lui est soudainement revenu en mémoire.
Beau-Vivant s’est rappelé avoir observé, chez certains animaux trouvés morts, que leur cadavre était solide, sans espace vide à l’intérieur, hormis des cavités, dont il a remarqué la présence dans le crâne, la poitrine et l’abdomen2. Une idée lui est alors venue à l’esprit. Ce souvenir a éveillé en lui une question, qu’il s’est posée de la façon bien particulière qu’il avait de se parler à lui-même, sans langage humain, dans une forme de dialogue intériorisé, où le sens des mots ne voit jamais le jour.
« L’organe invisible que je cherche, se dit-il, se trouve sûrement caché dans l’une de ces trois cavités, mais laquelle ? »
Après délibération interne, son choix s’est porté sur la cavité de position médiane, entre les deux autres. Voici comment il est arrivé à ce choix. Il a commencé par mener un raisonnement logique.
« Il ne fait aucun doute, se dit-il, que l’organe invisible que je cherche se trouve au centre du corps, étant donné qu’il commande tous les organes, qui ont besoin de lui de façon quasi équivalente : il faut donc nécessairement qu’il soit logé à peu près à même distance entre eux, ou du moins, en position centrale ! En particulier, pour ces trois cavités : deux d’entre elles lui sont forcément soumises, s’il dirige l’ensemble des fonctions corporelles. Et par rapport à ces deux-là aussi, il doit se trouver en position centrale. »
On voit comment Beau-Vivant l’Éveillé est parvenu, seul, à remonter aux origines de la formation du corps humain, comme la raconte la version de sa naissance par génération spontanée. Il a retrouvé les trois organes profonds, issus des trois bulles d’argile en fermentation dans la vallée de l’île où il est né, selon le discours philosophique. Ces trois organes sont logés dans les trois cavités qu’il a identifiées sur les cadavres d’animaux qu’il a observés : le cerveau, logé dans le crâne, le foie, logé dans l’abdomen, et le cœur, logé dans la poitrine. Il a repéré la suprématie de ce dernier, qui remonte, depuis l’origine, aux relations entre les trois bulles d’argile en fermentation.
Pour autant, les deux discours de ce récit se rejoignent, ensuite, pour raconter comment Beau-Vivant a accompagné son raisonnement d’un retour sur sa propre personne. Il lui semblait sentir, dans sa poitrine, la présence d’un tel organe. Il lui pensait possible de continuer à vivre sans main, sans pied, sans oreille, sans yeux, ou sans nez. En effet, il arrivait à concevoir de se passer de l’un, ou de l’autre, de ces organes : il en concluait donc qu’il pouvait vivre sans eux. Il arrivait même à imaginer pouvoir se passer de sa tête. En revanche, quand il concentrait son attention sur ce qu’il ressentait, à l’intérieur de sa poitrine, il lui paraissait inconcevable d’en être privé sans que sa vie ne s’arrête, avant qu’il n’ait cligné de l’œil. Pour cette raison, il lui a toujours paru indispensable de protéger cette partie de son corps. Dans ses combats avec les animaux à cornes, il évitait soigneusement les blessures à la poitrine, parce qu’il avait l’intuition que quelque chose se cache, à l’intérieur.
Le moment était enfin venu d’en apprendre davantage. Beau-Vivant l’Éveillé était désormais persuadé que l’organe caché, capable de sauver sa nourrice-gazelle de son état actuel, s’il arrivait à ôter l’obstacle qui l’empêchait de fonctionner normalement, était contenu dans la cavité située sous sa poitrine. Il chercha alors un moyen de l’atteindre, pour l’examiner. Il espérait pouvoir identifier le mal qui touchait cet organe, et l’enlever. Pourtant, il hésitait encore sur le parti à prendre.
« Trop de zèle peut se révéler nuisible, se dit-il. À trop me précipiter, en voulant bien faire, je risque au contraire de lui être néfaste. »
Il craignait, en ouvrant la poitrine de la gazelle, de lui causer un mal plus grand que le mal initial. Il avait peur que son intervention ne lui soit pas aussi bénéfique qu’il ne l’espérait. Il a donc réfréné l’envie qu’il avait d’agir à tout prix pour sauver sa nourrice-gazelle. Avant d’entreprendre quoi que ce soit, il a décidé, d’abord, de fouiller de nouveau dans sa mémoire, à la recherche du souvenir d’un état semblable à celui de la gazelle, et qu’il aurait pu rencontrer, auparavant, chez d’autres animaux de l’île.
« Ai-je déjà vu un animal tomber dans un état pareil et en revenir de lui-même ? » se demanda-t-il.
Il avait beau chercher, il n’en trouvait aucun exemple.
Ainsi, après avoir pesé le pour et le contre, il en a déduit que les chances étaient nulles, s’il ne faisait rien, car la gazelle ne pourrait jamais sortir seule de son état actuel. En revanche, il restait une infime chance qu’il puisse la sauver, s’il tentait de l’aider à se débarrasser de son mal. Il s’est alors résolu à lui ouvrir la poitrine, pour voir ce qui se trouvait à l’intérieur.
Il a martelé des pierres dures pour en obtenir des éclats à vif. Il a déchiré des branches de roseaux secs jusqu’à les rendre aussi affutées que des couteaux. Puis, à l’aide de ces objets tranchants, il a réalisé une incision dans la cage thoracique de la gazelle. Coupant la chair à travers les côtes, il a atteint une membrane plus solide. En constatant à quel point celle-ci lui résistait, il a été convaincu qu’elle devait servir de protection au genre d’organe qu’il cherchait. Cela l’a encouragé à poursuivre son exploration. Mais, il éprouvait des difficultés à fendre l’enveloppe, car ses outils de fortune en pierre et en roseaux s’étaient émoussés. Il en a fabriqué de nouveaux, qu’il a aiguisés davantage. Il a ensuite redoublé d’efforts pour découper l’enveloppe, avec application. Elle a fini par s’ouvrir, et Beau-Vivant l’Éveillé a découvert l’un des poumons de la gazelle. Il a d’abord cru avoir trouvé l’organe qu’il cherchait. Il l’a longuement examiné, dans tous les sens, pour trouver l’endroit endommagé. Tout ce qu’il a trouvé est qu’il s’étalait, en partie, vers l’un des côtés du corps. Or, il était intimement convaincu que l’organe qu’il cherchait ne pouvait pas se situer ailleurs qu’au centre du corps, dans son intégralité. Il a poursuivi ses recherches, dans la cavité thoracique médiane de la gazelle, sans relâche, jusqu’à arriver au cœur. L’enveloppe qui le recouvrait était beaucoup plus résistante que la précédente, solidement attachée par d’épais ligaments visqueux, qui étaient, eux aussi, de la plus grande résistance. Le poumon par lequel Beau-Vivant l’Éveillé avait commencé son incision, l’entourait. Il se dit à lui-même :
« Si cet organe est attaché de la même façon de l’autre côté, par rapport à que ce que je vois de ce côté, alors cela le rend très exactement situé au centre du corps : il est donc celui que je recherche. J’en suis convaincu, non seulement par l’excellence de sa position, mais aussi, par la beauté de sa forme, par la fermeté de sa chair, par sa structure compacte. Et surtout, je n’ai jamais vu d’autre organe aussi bien protégé, ni recouvert d’un tel voile3. »
Il a entrepris de vérifier ses déductions, en fouillant de l’autre côté de la poitrine.
Il a ainsi constaté que l’organe qu’il avait trouvé, le cœur, était effectivement attaché de la même façon, des deux côtés du corps, et recouvert, à l’identique, d’un autre poumon, symétrique au premier. Il était désormais certain d’avoir trouvé l’organe qu’il cherchait. Il a essayé de couper les ligaments, pour le séparer du corps, et de trancher l’enveloppe protectrice du péricarde. Cette opération lui a demandé de gros efforts, et lui a pris beaucoup de temps. Finalement, à force d’insistance, il a réussi à mettre le cœur à nu.
Beau-Vivant a scruté avec attention le cœur de la gazelle, à la recherche d’un dommage apparent. De tous côtés, il était ferme et solide. Il ne voyait rien de suspect. En le serrant dans sa main, il a découvert qu’il était creux.
« En définitive, ce que je cherche se cache peut-être à l’intérieur de cet organe, pensa-t-il, et je ne l’ai pas encore atteint ! »
Il a ouvert le cœur, et il a trouvé deux cavités, situées l’une à droite et l’autre à gauche. Le ventricule droit était obstrué par un épais caillot de sang, alors que le gauche était vide et dégagé.
« Ce que je cherche, se dit-il, doit forcément se loger dans l’un de ces deux compartiments. Dans celui de droite, je ne vois que du sang coagulé. Or, la coagulation n’a pas pu se produire avant que l’ensemble du corps ne soit dans cet état. »
En effet, il avait déjà pu observer comment le sang s’épaissit et coagule dès qu’il s’écoule du corps. Ce sang-là n’était que du sang ordinaire.
« J’ai déjà vu du sang dans d’autres organes, et celui-ci n’est pas différent. Par contre, ce que je cherche, depuis le début de mes investigations, est quelque chose de différent, en vertu de sa position unique dans corps, quelque chose sans quoi je sais que je perdrais la vie en un clin d’œil ! Or, du sang, il m’est déjà arrivé d’en perdre en grande quantité, lors de mes jeux de combat avec les autres animaux, et cela ne m’a jamais porté aucun préjudice, ni endommagé aucune de mes facultés. Ce que je cherche n’est donc pas dans le compartiment droit. En revanche, le gauche est vide, je ne vois rien à l’intérieur. Je ne peux pas imaginer qu’il ne serve à rien. Chaque organe sert à quelque chose, et existe pour une raison bien précise, afin d’assurer une fonction qui lui est propre. Comment ce compartiment pourrait-il n’en avoir aucune, alors qu’il se trouve placé à une position de commandement, dans le corps ? Je peux seulement croire que ce que je recherche était bien là, mais qu’il est parti, en laissant ce compartiment vide, et le corps sans aucun mouvement, sans aucune sensation, totalement incapable de fonctionner. »
Ce qui logeait là était parti, alors même que la cavité où il logeait, et que Beau-Vivant l’Éveillé venait tout juste de disséquer, était encore intacte. Constatant cela, le jeune garçon a pensé que cet habitant n’avait aucune raison de réintégrer un lieu ravagé, puisqu’il l’avait abandonné quand il était encore en bon état. Il était donc fort peu probable qu’il revienne.
Le corps lui a semblé soudain inférieur et sans valeur, comparé à la chose qui l’habitait et qui l’avait quitté. Il avait acquis la conviction de la présence d’une telle chose dans le corps, qui restait en lui quelque temps, avant de s’en aller.
Beau-Vivant l’Éveillé s’est mis à concentrer toute son attention sur une telle chose.
« Quelle est-elle ? Quel est son mode d’existence ? Qu’est-ce qui la relie au corps ? Où est-elle partie, et comment en est-elle sortie, par quelle issue ? Qu’est-ce qui l’a poussé à partir, si elle en a été forcée ? Ou alors, si son départ résulte de son propre choix, qu’est-ce qui l’a fait autant détester le corps, pour qu’elle le quitte ? »
Toutes ces questions accaparaient désormais l’esprit de Beau-Vivant. Il avait oublié le corps. Il avait compris que la nourrice-gazelle qui avait veillé sur lui avec l’attention d’une mère, et qui avait fait preuve d’autant de tendresse à son égard, ne pouvait être que cette chose qui l’avait quittée. D’elle – et non de ce corps sans vie – provenaient tous ces actes. Le corps n’était simplement qu’un outil à la disposition de cette chose, comme le bâton qu’il affûtait pour se battre en joug avec les animaux.
Son affection s’est transférée du corps, pour se reporter sur la chose qui en était le maître et le moteur. À présent, il ne concevait d’amour qu’envers le maître et le moteur du corps, et lui seul.
Notes sur la partie [2] :
1 – D’un Robinson Crusoé à un Petit Prince arabe : les interprétations romancées de ce récit coexistent avec celles du Philosophe autodidacte. Entre Robinson et le Petit Prince, la seconde semblerait plus juste. En effet, à la différence de Robinson, arrivé sur son île à l’âge adulte après une première connaissance de la civilisation, le héros de cette fable vient sur l’île dès sa naissance, vierge de tout contact avec les humains, élevé par une gazelle. Sa façon d’apprivoiser les animaux est frappante. Néanmoins, davantage qu’un roman, il en va d’une œuvre philosophique, certes, mais aussi mystique. Pour certains, l’auteur viendrait défier le pouvoir religieux en place, en suggérant une forme d’incompatibilité entre la loi religieuse écrite et la sagesse non-écrite à laquelle arrive le héros, sans aucun contact avec les livres, ni aucune forme de langage humain. Pour d’autres, il viendrait défier le code de déontologie des mystiques soufis, qui interdisaient de révéler publiquement les pratiques secrètes par lesquelles ils arriveraient à entrer en contact avec Dieu. Notre libre adaptation essaye de laisser toutes les pistes ouvertes.
2 – Le crâne, la poitrine et l’abdomen : ces cavités évoquent les bulles d’argile en fermentation contenant les trois « organes profonds » de l’organisme humain, selon la version de la naissance par génération spontanée : le cerveau, le cœur et le foie ; il faut donc traduire batn par « abdomen » et non par « ventre » (Gaut. p. 43), ce qui est un contresens, car le foie se situe dans l’abdomen et non pas dans le ventre.
3 – Le voile sur le cœur : le mot « voile » (hijâb) du texte original arabe, est peut-être employé ici dans un double – voire triple – sens par Beau-Vivant. En tant que jeune enfant qui ignore les termes techniques de l’anatomie, il désigne ainsi l’enveloppe du péricarde ; le péricarde peut renvoyer, au sens propre, au « voile sur le cœur » des incroyants qui, au sens figuré, désigne dans le Coran ce qui empêche la foi d’entrer en eux ; et enfin, ce mot appartient au vocabulaire de la mystique soufie pour désigner « la levée du voile », station ultime de la gnose, que certains comparent à la station sublime qu’atteindra le héros de ce récit. Il faut donc que le mot « voile » figure dans la traduction, pour ne pas occulter ces sens multiples, et pas seulement « enveloppe » (Gaut. p. 45) ou « mieux protégé » (better protected Good. p.113).