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Page 3 sur 10 des Arcanes de la sagesse du Machreq (publication en cours)

L’éveil de l’âme

Beau-Vivant l’Éveillé a consacré un certain temps à découper le corps de sa nourrice-gazelle à la recherche de l’organe invisible, la chose qui fait fonctionner le corps, dont il pensait avoir enfin découvert la cachette. L’affutage de ses outils de fortune en pierre et en roseaux, qui s’émoussaient facilement, l’ont ralenti dans ses opérations, de même que ses réflexions, qui l’ont conduit à poursuivre ses investigations à plusieurs endroits de la cage thoracique.

Les chairs putréfiées du cadavre exhalaient à présent une puanteur si forte qu’elle en devenait insupportable. Beau-Vivant a voulu s’en éloigner – d’autant qu’il n’éprouvait plus rien pour ce corps, depuis sa découverte de la chose qui en était le maître et le moteur, logée dans le ventricule gauche du cœur, et à laquelle il ne savait pas encore donner le nom d’âme. Sur l’île au large de l’Inde, sur laquelle il serait né par génération spontanée, selon le discours philosophique, ou arrivé dans un couffin tapissé de duvet de plumes, abandonné par sa mère biologique, selon le discours traditionnel à connotation religieuse, Beau-Vivant l’Éveillé entamait le deuxième septénaire de sa vie. En effet, en dépit de leurs divergences sur sa naissance, comme sur bien d’autres circonstances de sa vie, que nous évoquons au fil de ces pages, les deux discours qui en font le récit sont tombés d’accord pour la diviser en périodes de sept années chacune.

À sept ans révolus, Beau-Vivant a déjà acquis un savoir impressionnant, seul sur cette île, sans livre, sans aucun contact humain ni aucune langue, hormis la langue des gazelles et les cris des autres animaux qu’il a appris à imiter à la perfection. Sa dernière découverte le conforte dans la répulsion qu’il éprouve à l’égard du corps en décomposition. À l’odeur repoussante, s’ajoute la conviction que ce corps n’est pas sa nourrice-gazelle qui l’a élevée avec l’amour d’une mère, mais la chose logée dans la cavité gauche de l’organe placé au centre, qui en est le maître et le moteur, et qui l’a quitté. Il a émis le souhait de ne plus voir ce corps – et c’est alors qu’un signe lui est venu, pour lui indiquer comment l’exhausser.

Deux corbeaux volaient à proximité de lui. Beau-Vivant les a vus se battre, jusqu’à ce que l’un tue l’autre. Ensuite, il a vu le corbeau resté en vie creuser un trou dans le sol, où il a enterré son frère mort. Cet acte a étonné Beau-Vivant l’Éveillé, qui se dit :

« Ce que fait ce corbeau pour son frère est très louable ! C’est bien de l’enterrer, même si c’était mal de le tuer. Cet acte me montre l’exemple ! Je devrais faire la même chose, pour ma mère ».

Imitant le corbeau qu’il a vu enterrer l’oiseau mort1, Beau-Vivant a creusé un trou dans le sol, où il a placé le corps de sa nourrice-gazelle, qu’il considérait comme sa mère, puis il l’a recouvert de terre.

Il a repris le court de ses réflexions sur ce qui fait fonctionner le corps2. Il ne savait toujours pas ce que c’était. Il n’en avait aucune idée.

Entre-temps, il continuait à fréquenter les gazelles. En les observant, il remarquait que toutes les gazelles ont la même apparence physique et la même forme extérieure que sa mère. Lui est alors venu à l’esprit, de réaliser le parallèle entre l’apparence du corps, à l’extérieur, et la chose qui le fait fonctionner, à l’intérieur.

« Selon toute vraisemblance, se dit-il, ce qui conduit chacune de ces gazelles doit fonctionner sur le même mode que ce qui conduisait et faisait fonctionner le corps de ma mère. »

Il se montrait très amical envers ces bêtes, qu’il traitait avec autant de gentillesse qu’elles en avaient fait preuve envers la nourrice-gazelle qui l’avait nourri et élevé.

Il a continué à vivre ainsi, pendant quelques temps. Il étudiait les animaux et les plantes. Il marchait longuement sur le rivage de l’île, dans l’espoir de rencontrer d’autres individus qui lui ressemblent. En effet, il a remarqué que pour chaque animal, et chaque plante, il existe quantité d’autres exemplaires, comme eux. Mais il ne trouvait personne comme lui, sur cette île – et il n’espérait plus en trouver nulle part ailleurs. En effet, après avoir constaté que l’île était entièrement entourée d’eau, il se dit qu’elle devait être la seule terre qui existe, et lui, le seul individu de son espèce.

Alors qu’il pensait être la seule personne comme lui au monde, un jour, un évènement nouveau est arrivé, qui l’a détourné de ces préoccupations.

Un départ de feu s’est produit, par frottement, dans un lit de roseaux. Beau-Vivant voyait cela pour la première fois. Le feu l’a littéralement terrifié. Il s’agissait d’une expérience inédite, pour lui. Puis, le feu s’est mis à exercer sur lui une sorte de fascination. Il le contemplait, sans bouger. Peu à peu, il a voulu s’en approcher, émerveillé par sa lumière perçante et par la façon dont il attaque tout ce qu’il touche, en le transmutant, transformé en flammes, puis en cendres, sans rien laisser sur son passage.

« Il convertit tout en sa propre substance », se dit-il, admiratif.

Emporté par son exaltation, ainsi que par le courage et la force dont, grâce à Dieu, son tempérament était doté, Beau-Vivant a tendu la main pour essayer d’attraper un peu de ce feu. Mais, dès qu’il s’en est approché, le feu a commencé à le brûler, et il lui a été impossible de le saisir. L’idée lui est alors venue de prendre une branche qui n’était pas entièrement consumée, par le bout qui n’était pas attaqué par les flammes. Il a choisi une grosse tige incandescente, qu’il a pu facilement extraire du brasier. Il a décidé de l’emporter dans sa caverne – puisqu’il habitait désormais dans une caverne, car cela lui a semblé un lieu de vie agréable.

Il a trouvé ce que lui apportait la tige incandescente si précieux, qu’il a lui ajouté de l’herbe et des morceaux de bois secs, pour l’aviver. Un bon feu s’est mis à flamber, qu’il n’a plus jamais éteint.

Beau-Vivant gardait le feu allumé jour et nuit, dans sa caverne, en l’alimentant en permanence. Il était en adoration devant lui. Son moment préféré de la journée, où il appréciait le plus sa compagnie, était la tombée de la nuit, quand le soleil laissait place à l’obscurité, et que le feu lui apportait alors plus de chaleur, et de la lumière. Ce feu a pris une telle signification pour lui, qu’il en est tombé amoureux, convaincu qu’il était de loin la plus belle chose de toutes celles qu’il possédait. En observant comment il cherchait constamment à prendre de la hauteur, et ses flammes à s’élever à la verticale vers le ciel, Beau-Vivant en a déduit que le feu devait très probablement provenir de l’un des joyaux célestes qu’il voyait briller, la nuit, quand il contemplait la voûte étoilée.

Dans un réflexe de jeune garçon qui pratique les jeux de combat avec les animaux, Beau-Vivant a décidé de tester la force du feu, en le soumettant à la lutte avec toutes les choses qui lui tombaient sous la main. Il les jetait dans le feu, pour observer ce qui aller se passer. Il était charmé d’assister à la façon dont ces choses se consumaient plus ou moins rapidement, selon leur consistance. Parmi elles, se trouvaient des mollusques que la mer avait amenés sur le rivage et qu’il avait jetés au feu indistinctement avec le reste, toujours dans le but expérimental de tester leur capacité à durer dans les flammes. Or, une fois rôtis, les mollusques ont dégagé un fumet si alléchant que l’appétit de Beau-Vivant en a été excité. Il n’a pas pu résister à l’envie d’en gouter un peu. Trouvant cela délicieux, il a tout dévoré. Il a renouvelé l’opération, en faisant le test avec d’autres animaux, marins ou terrestres, jusqu’à prendre l’habitude de manger de la chair de poisson et de la viande. Il savait désormais cuire ses aliments à la perfection. Il s’est alors davantage attaché au feu, en raison de l’alimentation nouvelle excellente qu’il lui procurait et dont il n’avait aucune connaissance auparavant.

Nous verrons comment ses acquis de connaissances, qui commencent tout juste, vont s’accumuler au fil des six premiers septénaires de sa vie de solitude sur l’île. Arrivé au septième et dernier, et afin de parvenir à la station sublime qui marquera la fin de sa quête, il devra d’abord redescendra au niveau initial, oublier tout ce qu’il a appris, ou ce qu’il a cru apprendre, pour s’apercevoir qu’il ne sait rien, ou presque. Car, il lui restera assez de ses acquis pour agir avec l’état d’esprit nécessaire pour repartir sur de nouvelles bases. Par exemple, en ce qui concerne ses habitudes alimentaires, après avoir appris à cuire la viande, en jetant au feu tout ce qu’il lui passait sous la main, il reviendra à un mode d’alimentation plus frugal, proche de celui de ses débuts, hormis qu’il fera attention à ne pas faire les choses n’importe comment. Il s’attachera ainsi à préserver la biodiversité, dans ce qui s’apparenterait de nos jours à une sorte de mode d’agriculture raisonnée.

Pour l’instant, revenons à Beau-Vivant qui, tout au plaisir de la découverte, profitait de ce qu’il prenait pour les bienfaits du feu. Le grand amour que suscitaient les effets merveilleux sur sa propre personne des traces qu’il laissait en lui, et la supériorité de sa force qui avait gain de cause, à la lutte, avec toutes les choses auxquelles il le confrontait, quand il les lui donnait à brûler, ont conduit Beau-Vivant à penser que le feu était une substance semblable, voire identique, à la chose qui avait quitté le cœur de sa nourrice-gazelle. Un fait troublant venait le confirmer : la chaleur du corps des animaux vivants. En effet, Beau-Vivant avait observé comment les animaux ont le corps chaud, tant qu’ils restent en vie, alors qu’ils refroidissent automatiquement, après leur mort – et ce, sans exception. Une autre confirmation lui venait par une expérience qu’il avait menée sur sa propre personne. Comme à son habitude, Beau-Vivant doublait les raisonnements basés sur les faits extérieurs qu’il observait, par un retour sur lui-même, qu’il effectuait pour les infirmer, ou les confirmer. Or, dans ce cas, il ressentait effectivement une forte chaleur dans sa poitrine, à l’endroit même où il avait pratiqué une incision, dans le corps de la gazelle. Cela l’a conduit à supposer que, peut-être, s’il prenait un animal avant qu’il ne meure, et qu’il se dépêche de lui ouvrir la poitrine à cet endroit, pendant qu’il est encore en vie, il découvrirait alors la chose qui loge dans la cavité qu’il a trouvée vide chez la gazelle, le ventricule gauche du cœur. Il pourrait alors vérifier si cette chose est intrinsèquement de même essence que le feu, et si, oui ou non, elle dégage de la chaleur et de la lumière.

Mettant son plan à exécution, Beau-Vivant a capturé un animal, l’a ligoté, lui a ouvert le corps comme chez la gazelle, jusqu’à atteindre le cœur. Il est allé droit au ventricule gauche, dont est sorti une sorte de brouillard blanc. Plongeant son doigt dans le nuage de vapeur, il a ressenti une chaleur si intense, qu’elle a failli le brûler. L’animal est mort sur-le-champ. De cette expérience, Beau-Vivant a acquis la certitude que la vapeur chaude qui s’exhale du ventricule gauche du cœur à la mort de l’animal, semblable à un brouillard blanc, maintient le corps en éveil (haraka)3, tant que cette chose reste à l’intérieur du cœur. En revanche, quand cette chose s’en va, elle provoque la mort – et ce, pour tous les animaux, sans exception.

Alors, l’envie s’est éveillée (harraka)en lui d’approfondir ses recherches – car Beau-Vivant l’Éveillé, est celui chez qui l’envie d’agir s’éveille4, au rythme de ses septénaires de vie, jusqu’à la station sublime qu’il atteindra au septième.

Il a étudié les membres et les organes des animaux, afin de comprendre comment ils étaient positionnés dans le corps, ainsi que leurs différentes configurations. Il les dénombrait, en observant la façon dont ils s’assemblent les uns aux autres, et les liens qu’ils entretiennent entre eux. Son objectif était d’en apprendre davantage sur la vapeur chaude qu’il avait identifiée dans les cœurs, afin de savoir comment elle les atteint, en leur donnant la vie à tous, d’où elle provient, comment elle se conserve tout au long de la durée de vie impartie à chacun, et pourquoi sa chaleur se maintient, sans jamais se dissiper.

Ces questions le taraudaient, et l’incitaient à poursuivre ses recherches, sans relâche. Il espérait pouvoir leur apporter une réponse, au cours des opérations de vivisection qu’il pratiquait sur les animaux, ou lors des dissections de leurs cadavres. Il n’a eu de cesse de mener ses investigations, sans jamais se lasser, en s’améliorant continuellement, dans sa pratique et dans ses réflexions, jusqu’à se hisser au niveau de connaissances et de pratique des plus grands naturalistes.

En réalisant le parallèle avec sa propre expérience, il a atteint un nouveau palier dans l’éveil de son âme, par ce qui devient clair, en elle, au fur et à mesure des certitudes qu’elle acquiert.

Il est alors devenu clair, pour Beau-Vivant l’Éveillé, que chacun des animaux de l’île, est à la fois « un » et « multiple ». Il est « multiple » par ses multiples organes, et par la multiplicité de ses sensations et de ses actions. Et, il est « un », par l’esprit qui émane d’un commandement unique, qui se diffuse dans l’ensemble des parties du corps, lesquelles se trouvent purement et simplement à son service, en tant que ses agents.

Il a établi la comparaison entre l’ascendant de cet esprit sur le corps, et l’ascendant qu’il a sur les animaux et sur le gibier, grâce aux instruments dont il a le plein contrôle, pour les chasser, les combattre ou les disséquer. Parmi les instruments dont il a le plein contrôle pour prendre l’ascendant sur les animaux, certains lui servent à se défendre et d’autres, à se battre. Leurs usages diffèrent également selon le contexte où ils sont utilisés, sur terre ou sur mer. Et enfin, parmi les outils qui servent à procéder aux dissections, certains sont plus ou moins tranchants, et plus ou moins lourds, selon s’il veut les utiliser pour couper les chairs, briser les os, ou perforer les cadavres.

Son corps est unique, mais les instruments qu’il utilise sont multiples5. Un unique corps physique, pour agir, utilise de plusieurs façons différentes, les multiples instruments à son service, selon l’usage approprié à chacun d’eux, et ce pour quoi il les utilise. Il en va de même, pour l’esprit.

L’esprit animal est unique, mais il utilise les différents organes comme des outils au service de fonctions et d’actions multiples. S’il utilise l’instrument oculaire que sont les yeux, son action sera la vue ; avec l’instrument auriculaire que sont les oreilles, son action est l’audition ; et s’il travaille avec l’outil nasal qu’est le nez, son action est l’odorat. De même, s’il travaille avec la langue comme outil, son action est le goût ; avec la peau ou la chair, le toucher. S’il se sert d’un membre, son acte est un mouvement extérieur, tandis qu’avec un organe intérieur comme le foie, par exemple, quand il l’utilise, l’action est la nutrition et la digestion. Toutes ces fonctions et ces actions se réalisent au moyen d’organes qui les servent. Toutefois, aucune de ces fonctions, ni de ces actions, ne peut s’exécuter sans l’ordre d’agir qui leur provient de cet esprit animal, par les conduits que les médecins appellent les nerfs6.

Quand ces conduits sont bouchés, ou sectionnés, l’action cesse immédiatement, chez les organes ou les membres qu’ils desservent. Les nerfs reçoivent l’ordre d’agir depuis la cavité crânienne où loge le cerveau, qui lui-même, reçoit cet ordre du cœur, depuis la cage thoracique centrale, où il se trouve. Le cerveau contient un grand nombre de ramifications de l’esprit animal provenant du commandement unique central, car il comprend lui-même un grand nombre de ramifications. Quand il est privé de cet ordre central, tout membre, ou tout organe censé le recevoir, cesse immédiatement de fonctionner. Il devient comme un outil que son utilisateur aurait préparé, puis abandonné. Quand ce n’est pas seulement l’une de ses ramifications dans l’un des membres, ou des organes du corps, mais l’esprit animal tout entier, qui s’arrête, parce qu’il est détruit, ou anéanti, d’une quelconque façon, alors le corps, dans son intégralité, cesse de fonctionner. Le corps devient inerte et il tombe en état de mort apparente.

Cet « état » hâl de la mort n’est pourtant, comme il le découvrirait plus tard, que l’un de ses aspects, qui se constate par des signes visibles et apparents. Mais qu’en est-il de ce qui se cache dans le ventricule gauche du cœur, à l’intérieur du corps, au sein de la vapeur chaude qui s’en dégage, comme un brouillard blanc ? Beau-Vivant n’a toujours pas trouvé de réponse satisfaisante aux questions qui le taraudent, au sujet de cette vapeur chaude. Et ce, en dépit du progrès de ses réflexions, qui l’ont conduit à la fin de son troisième septénaire de vie. Il lui faudra attendre d’avancer plus du double, en âge, avant de connaitre un autre état de mort apparente du corps, où l’esprit sera plus vivant que jamais, et les réponses, enfin connues.

Beau-Vivant a vingt et un ans. Il a bien grandi, en faisant preuve d’une belle ingéniosité. Il s’habille désormais avec les peaux des animaux disséqués, cousus avec leurs poils, en guise de fil. Il utilise aussi toutes sortes de plantes fibreuses, dont il extrait des fils pour tenir le cuir et se fabriquer des chaussures, comme le chanvre, la guimauve, ou une variété d’hibiscus à tiges pubescentes. Sa dextérité lui est venue en s’exerçant, au début, sur l’alfa à tige ligneuse7. Pour percer le cuir avant le passage du fil, il emploie comme poinçon de grosses épines très solides, ainsi que des roseaux bien aiguisés sur des pierres dures. Quant à son habitat, il a pris modèle sur les hirondelles, dont les nids sont construits en groupes. Il a édifié plusieurs bâtis, faisant office de maison, et d’entrepôt pour stocker ses vivres. La porte est en roseaux attachés les uns aux autres, pour interdire à tout animal d’entrer chez lui, quand il s’absente, ou qu’il s’occupe à proximité. Beau-Vivant élève aussi des volailles, pour les œufs, et la viande de poulet.

À cet âge, son activité principale reste la chasse. Il a dressé des oiseaux de proie, pour l’aider. Il s’est fabriqué des armes : des sortes de lances et de boucliers. En guise de lance, il a fixé des cornes de buffles sur des manches constitués de pieux en chêne, ou en d’autres bois. Après les avoir durcies au feu, puis affutées avec des éclats de roches, il rendait ces armes aussi efficaces que de vraies lances. Pour les boucliers, il superposait plusieurs couches de peaux de bêtes liées ensembles.

Les différentes ressources employées par Beau-Vivant lui permettaient de pallier au manque d’armes et de défense constaté dans sa constitution naturelle, mais auquel sa main suffit à remédier. Grâce à cela, il a pris l’ascendant sur tous les animaux, dont plus aucun n’était en mesure de lui résister. Au contraire, tous cherchaient à l’éviter, ou à s’enfuir, à son approche. Il lui a donc fallu réfléchir à la meilleure façon de procéder, pour attraper ceux dont il voulait se saisir. Il n’a rien vu de mieux que d’apprivoiser des bêtes sauvages rapides à la course. En les appâtant avec de la nourriture, il a pensé qu’il pourrait gagner leur confiance, et les chevaucher, pour se lancer à la poursuite des autres animaux.

Des chevaux sauvages et des ânes habitaient cette île. Beau-Vivant les jugea adaptés au but recherché. Il a choisi ceux qui lui semblaient les meilleurs, qu’il a attirés dans un enclos. Au bout de quelque temps, il a réussi à les apprivoiser. Il les a entrainés à la course, en les montant avec des peaux et des liens végétaux en guise de selles et de brides. Ensuite, comme il l’avait espéré, il a été capable de donner la chasse aux animaux de l’île, les plus difficiles à capturer.

Telles ont été ses activités durant la période où il était également absorbé par les dissections et par ce qui constituait sa grande passion : l’étude de l’anatomie animale, afin de comprendre ce qui caractérise les différentes fonctions corporelles, ce qui distingue les organes et les membres. Comme nous l’avons déjà évoqué, cette période s’est écoulée jusqu’à la fin de son troisième septénaire de vie, autrement dit, jusqu’à l’âge de vingt-et-un an.

À partir de là, il s’est mis à adopter une autre approche.

À compter de ses vingt-et-un ans, Beau-Vivant l’Éveillé s’est intéressé non seulement aux corps des animaux disséqués, mais à l’ensemble des corps du monde autour de lui. Le monde était appelé, à l’époque où nos pieux ancêtres rapportent cette histoire, le monde de la génération et de la corruption. Outre les espèces animales, le monde de la génération et de la corruption comprend les plantes, les minéraux, toutes sortes de variété de roche et de sols, ainsi que les différents états de l’eau et du feu : la vapeur, la neige, la glace, le grésil, la fumée, les flammes et les braises ardentes. De ce qu’il pouvait en observer sur son île, Beau-Vivant a constaté que les différents attributs et propriétés de ces corps entrainent parfois des effets contradictoires. Quand ils se mettent en mouvement, certains vont dans la même direction et d’autres, dans la direction opposée. Les corps diffèrent en de nombreux aspects, mais ils possèdent également un grand nombre de caractères communs. À l’issue de maintes observations et réflexions, Beau-Vivant l’Éveillé est arrivé à la conclusion que, dans la mesure où ces corps diffèrent, ils sont divers et variés, mais qu’en considérant leurs caractères communs, ils ne forment qu’un. Il s’est alors mis à les considérer chacun selon ces deux perspectives : d’un côté, ce qui les différencie, en les rendant divers et variés, et de l’autre, ce qui fait qu’ils ne forment qu’un.

Quand il les observait sous l’angle de ce qui les différencie, Beau-Vivant examinait en toutes les choses leurs particularités et ce qui les distinguait les unes des autres. Elles lui apparaissaient alors multiples et innombrables, dans une prolifération déployée à l’infini et de façon incontrôlable. Sa propre identité lui semblait alors complexe et multiforme, parce qu’il la considérait sous l’angle de la diversité de ses organes, pourvus chacun de propriétés différentes, afin d’assurer la fonction spécifique à laquelle ils sont affectés. En outre, chacun de ces organes possède des ramifications internes en grande quantité. Sous cet angle, Beau-Vivant se trouvait multiple, ainsi que l’étaient également tous les corps, autour de lui.

En revanche, lorsqu’il changeait de perspective, il en devenait tout autrement. En adoptant l’angle de vue opposé, il pouvait voir à quel point tout en lui est adjacent de part en part, connecté ensemble, quel qu’en soit le nombre de ramifications, de sorte que de ce point de vue, il ne forme qu’un8. Ce tout unique ne diffère que par la diversité de ses fonctions, une diversité qui provient des facultés communiquées par l’esprit animal qu’il a mis en évidence au début de ses recherches sur le corps. Or, l’esprit animal est un tout unique, qui constitue l’essence véritable du corps, dont les différents organes ne sont que des outils à son service. Sous cet angle, Beau-Vivant se trouvait unique, ainsi que l’étaient également les autres corps, autour de lui. En effet, lorsque son attention se portait sur l’ensemble des espèces animales, il constatait que chaque individu de cet ensemble d’espèces est unique. Ensuite, il a poussé l’examen à chaque espèce, en particulier : gazelles, chevaux, ânes, oiseaux de toutes sortes… Il a observé les ressemblances entre les individus au sein d’une même espèce, au niveau de leurs organes internes et externes, de leurs modes de perception, de leur façon de se mouvoir, de se nourrir, ou de satisfaire leurs instincts. Ces différences lui ont alors semblé minimes, en comparaison de tous leurs points de congruence. Il en a déduit que l’esprit présent chez toutes les espèces est nécessairement une entité unique et indifférenciée, hormis par ses ramifications dans la multitude des cœurs qu’elle dessert.

En supposant que les ramifications de l’esprit animal soient collectées et réunies dans un grand récipient, elles ne formeraient plus alors qu’une seule chose, comme lorsque l’eau, ou la boisson d’une bouteille est versée dans plusieurs verres, puis reversée de nouveau dans la même bouteille. Dispersée ou réunie, il s’agit toujours d’une seule et unique chose, dont l’essence reste inchangée, car son état de dispersion lui est, pour ainsi dire, advenu par accident. Sous cet angle, Beau-Vivant a perçu l’unicité de genre des espèces, où la multiplicité n’existe pas vraiment, car la multiplicité des individus qui composent les différentes espèces est comparable à la multiplicité des membres d’un même individu, qui n’est pas vraiment multiple, au regard de l’unicité de son essence.

Il a passé en revue, mentalement, les différentes espèces animales, qu’il a examinées une par une. Il a constaté qu’elles ont en commun la perception par les sens, la nutrition, la possibilité de mouvement volontaire, dans toutes les directions. Il savait que ces fonctions communes font partie des caractéristiques intrinsèques de l’esprit animal, contrairement à d’autres fonctions plus marginales qui, bien qu’appartenant toujours à l’esprit animal, ne relève pas de son essence à proprement parler.

Notes sur la partie [3]

1 – Imitation du corbeau pour enterrer le cadavre de la gazelle : cet épisode peut évoquer le verset du Coran (5, 31) où Caïn enterre son frère Abel après l’avoir tué, quand il a vu un corbeau procéder ainsi.

2 – L’exutoire pour le corps (dhalik al-shay’ al- masrif li-l-jasad): la périphrase ne se comprend pas seulement au sens propre de ce qui confère au corps mouvement et sensation, mais elle peut aussi se comprendre au sens figuré mystique, de se racheter, se purifier, pour s’apaiser en vue de son retour à Dieu. En arabe classique, selon Dosy, la racine sarafa peut signifier « faire revenir » quelqu’un ou peut-être, selon lui, « tâcher de l’apaiser ». L’âme, « cette chose qui fait fonctionner le corps », pourrait aussi être celle qui « s’efforce de l’apaiser », et qui « fait revenir » l’être humain (à Dieu), accueilli en ces mots : « Ô toi, âme apaisée, retourne vers ton Seigneur… entre dans Mon paradis ! » Coran (89, 27-30). L’emploi de cette racine pourrait évoquer les débats de certains philosophes et exégètes, sur la résurrection de l’âme seule, ou de l’âme et du corps. Noter une fois de plus l’emploi par l’auteur d’une racine coranique pour désigner l’âme, là où il aurait pu utiliser un concept du lexique de la falsafa. Son discours ne peut donc pas être qualifié de purement « philosophique » au sens du lexique utilisé (cf. note suiv.). La racine sarafa est présente dans une trentaine de versets, ce qui en fait une racine significative du Coran, où l’occurrence masrif désigne l’échappatoire de l’âme en enfer, qui n’en trouvera aucun Coran (25, 19). Le sens pécunier est prégnant, en arabe, avec la notion de change et de conversion monétaire. Aussi, la métaphore pécuniaire est récurrente dans le Coran, où l’homme fait sur terre un « bon prêt » à Dieu par ses bonnes actions, qui lui seront rendues décuplées, alors que les mauvaises ne compteront que pour elles-mêmes. Dans ce sens, le corps serait alors comme une monnaie de change pour l’âme, qui lui permet de se racheter, par ses actes, sur terre, et de se convertir au bien-agir avant la rencontre avec Dieu, dans l’au-delà, où elle ne trouvera plus d’échappatoire. Ce « rachat » de l’âme par les bonnes actions se comprend en islam au sens où Dieu a déjà accordé à Adam sa demande de pardon d’avoir péché en goûtant au fruit défendu, avant son envoi sur terre : ce n’est donc pas pour se racheter de ce péché déjà pardonné que le corps servirait à l’âme d’exutoire, mais pour que chaque âme « repousse le mal par ce qui a des meilleur », de faire suivre une mauvaise action par une bonne qui la « repousse », d’agir en se convertissant au bien pendant qu’il est encore temps, car après la mort il sera trop tard, il ne se trouvera plus aucun échappatoire pour se convertir au bien … La tradition rapporte une parole (hadith) sur la possibilité de se convertir au bien jusqu’au dernier moment de sa vie, par l’exemple d’un homme qui a souhaité se convertir au bien après avoir accompli une centaine de péchés. Il s’est pour cela mis en route vers la terre sainte, et il est mort en chemin. La distance a alors été calculée qui le séparait de son but : étant plus proche du but que de son point de départ, il a été pardonné.

3 – L’âme n’est pas qualifiée de « principe » au sens philosophique car l’auteur utilise des racines coraniques sans puiser dans le lexique des philosophes de la falsafa. Après « l’exutoire du corps » (masrif de sarafa) l’âme est désignée par « ce qui maintient le corps en éveil », de la racine (haraka), aux occurrences moins nombreuses que la trentaine de sarafa (cf. note préc.). Il n’en existe qu’une seule, dans un verset où il est demandé, dans la lecture à voix haute du Coran, et pour ne pas hâter, ni bâcler, sa récitation, de respecter des temps de pause, où la langue est en repos : litt. « Ne maintient pas constamment ta langue en éveil (haraka) », Coran (75, 16). L’âme n’est donc pas un « principe ». Et pourtant, l’ancienne traduction française la désigne ainsi. Ce genre de d’interprétation (Gaut. p. 51) qui tend à justifier le titre français forgé du Philosophe autodidacte est infidèle au lexique original. La tendance à forger une traduction avec des concepts influencés par la prégnance de la sagesse grecque dans la culture occidentale, se retrouve, par exemple, dans l’ouvrage au titre français lui aussi forgé La Voie et la Loi du penseur médiéval Ibn Khaldoun. Dans cet ouvrage sur l’âme, que nous retraduisons au plus proche de l’original par le Traité de la Guérison (Shifa’ al-Sa’il), l’âme est désignée par une périphrase, où le traducteur aussi voit un « principe » qui n’est pas dans le texte : le « bienfait divin » (latîfa rabbâniyya), ensemble de « dispositions permanentes » acquises lors des actes dont les « traces » varient en fonction de la nature des intentions passées à l’acte. Forger une traduction avec des concepts issus d’une autre sagesse, semble d’autant moins adapté aux Arcanes qui veulent révéler les secrets de celle du Machreq.

4 – L’envie d’agir « s’éveille » chez L’Éveillé : la même racine est employée dans « ce qui maintient le corps en éveil haraka » (cf. note préc.) et « S’est éveillée harraka en lui l’envie d’approfondir ses recherches », suggérant que l’âme est ce qui éveille l’envie d’agir. N’en rend pas assez compte « il désira » (Gaut. p. 51).  Beau-Vivant l’Éveillé est celui qui s’éveille peu à peu au monde.

5 – L’unique analysé par rapport au multiple, dans la sagesse du Machreq, doit mettre sur la piste de l’unicité de Dieu, et non sur celle des « catégories » d’Aristote (que notre auteur ne se prive pas de critiquer abondamment dans sa préface). La traduction ne doit pas induire en erreur le lecteur occidental, par des tournures comme « classé en » could be classified… qui ne sont pas dans le texte original. Nous ne partageons pas l’interprétation du texte par Goodman qui, dans ses notes, verrait une inspiration néoplatonicienne dans ce qu’il appelle « les bases d’une philosophie naturelle » the groundwork in natural philosophy (Good. p. 117, note 111 p. 198). Notre thèse est que le but de l’auteur n’est pas de poser les bases d’une telle philosophie, mais de montrer en quoi la sagesse du Machreq, quel que soit le discours qui la porte, débouche sur une conception de l’unicité qu’il assimile au monothéisme pur de la religion née au Machreq. L’unicité de Dieu est la principale différence que notre auteur entend mettre en évidence dans les Arcanes, par rapport à la sagesse grecque née dans une autre région du monde, où l’Un se distinguait surtout par son unité. N’oublions pas que Platon croyait en la réincarnation de l’âme en plusieurs vies (métempsychose) et que le Panthéon gréco-romain est élevé à la gloire de dieux multiples.

6 – L’apport d’Avicenne (Ibn Sîna) et de ses talents en médecine est très prégnant, dans les Arcanes, où notre auteur ne se contente pas de sa philosophie. Nous le constatons par exemple dans la description des nerfs. Avicenne a apporté au monde de grandes connaissances en médecine, par des ouvrages qui, en Europe, ont servis de référence dans l’enseignement des Facultés de médecine, pendant des siècles.

7 – Chanvre, alfa, guimauve, hibiscus à tige pubescente : les connaissances en botanique sont mises à profit dans ce texte, qui ne manque pas une occasion de mettre en valeur le savoir-faire de la civilisation arabe de cette époque, en tous domaines ; à noter que le mot « chanvre » se dit qunnab, en arabe, de la même famille que le cannabis ; cette plante a la particularité de pousser partout, dans tous les endroits du monde. Il n’est donc pas anachronique d’en trouver sur cette île. L’alfa vient de l’arabe halfa, plante dont la tige ligneuse sert à fabriquer, entre autres, des ouvrages de vannerie. Bien que le mot alfa figure dans le texte arabe original, la traduction anglaise n’a pas la référence, (Good., p. 118), ce qui est dommage car la proximité avec la nature est l’une des composantes de la sagesse nouvelle que l’auteur entend mettre en évidence. L’attitude de Beau-Vivant envers la nature va évoluer, à l’approche de sa station sublime, où il va retrouver un intérêt pour les plantes, non pas pour s’en saisir indistinctement à son seul profit, comme à ses débuts (pour se fabriquer des habits ou des armes) mais pour défendre et respecter l’environnement (par exemple, il veillera au bien-être des plantes dont il va améliorer les conditions d’irrigation). La guimauve n’a bien sûr rien à voir avec la friandise, c’est le nom d’une plante aux tiges plus longues que la mauve, aux feuilles cotonneuses, et aux vertus médicinales. La richesse des références de toutes sortes, en astronomie, en anatomie, en botanique, a de quoi éblouir le lecteur du 12ème siècle, quand l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane battait son plein ; cette civilisation en plein essor née au Machreq a aussi une sagesse, la sagesse du Machreq, que ce récit met à l’honneur, dans ses différentes déclinaisons, dont le respect de la nature.

8 – Certains passages des Arcanes évoquent ce qui peut s’apparenter à certaines théories de la falsafa, la philosophie arabe d’inspiration grecque, dont la théorie de l’émanation, ou alors, à certaines théories soufies qui s’en inspirent, dont celle que rapporte Ibn Khaldoun dans l’Introduction (Muqaddima) du Kitab al-Ibar, reprises dans un ouvrage moins connu, le Traité de la Guérison, dont voici un extrait à la ressemblance saisissante avec ce passage des Arcanes, pourtant rédigé plusieurs siècles auparavant : « Lorsque tout ce qui est multiple est vu d’un seul coup comme depuis la vision de l’unique source de la vérité, il s’agit de la perfection unie ou ascendante. À l’inverse, la perfection désunie ou descendante, prend la perfection en tant qu’elle se particularise en se fragmentant dans les réalités et les diverses manifestations du monde sensible, dans le sens de la descente vers l’existant. L’ensemble de ces principes dispersés se tient dans ce qu’ils appellent le monde intermédiaire. Ils attribuent encore d’autres noms à ce lieu de dispersion des principes : le monde des signifiés, ou la présence sous forme de nuées. C’est ce qu’ils [les soufis] désignent par : Vérité muḥammadienne. » (Traité de la Guérison, p. 101).


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